Introduction
Dans ses travaux polémiques, Philippe de Witte soutient que l’Antiquité classique, telle que nous la connaissons, n’aurait jamais existé et serait une construction humaniste de la Renaissance. Il avance notamment que des auteurs tels que Hérodote, Thucydide, Plutarque ou Strabon sont fictifs, créés au XVe siècle par des figures comme Lorenzo Valla. De Witte développe aussi une lecture typologique où il identifie dans des figures antiques, comme Polycrate, des anticipations symboliques du Christ, qu’il interprète comme des "proto-évangiles" déguisés. Cette thèse appelle une réponse critique rigoureuse, fondée sur l’historiographie, la philologie, et la transmission des textes.
1. L’existence historique d’Hérodote : un corpus attesté avant la Renaissance
Philippe de Witte affirme que l’œuvre d’Hérodote est une construction tardive du XVe siècle, attribuable à Lorenzo Valla. Pourtant, la tradition manuscrite et la papyrologie contredisent fermement cette hypothèse.
Les Histoires d’Hérodote sont connues par de nombreux manuscrits grecs copiés entre le Xe et le XIVe siècle, comme le manuscrit Laurentianus 70,3 (Xe siècle). Plus décisif encore, plusieurs fragments papyrologiques d’Hérodote datent de l’époque hellénistique et romaine, voire de la fin de la période républicaine romaine :
Le Papyrus de Berlin 13045, daté de la fin du Ier siècle avant J.-C., contient un passage du Livre II des Histoires, démontrant la diffusion de ce texte à l’époque hellénistique tardive (cf. Wilcken, Griechische Ostraka, Berlin, 1899).
Le Papyrus Rylands 539 (IIe siècle ap. J.-C.) et le Papyrus PSI I 1302 (Florence, Ier–IIe siècle ap. J.-C.) contiennent également des extraits hérodotéens et sont conservés dans des institutions reconnues.
Ces fragments, rédigés bien avant la Renaissance, attestent l’authenticité d’une tradition textuelle antérieure et invalident l’idée d’une création moderne.
Hérodote est également abondamment cité par des auteurs antiques :
- Thucydide (Ve s. av. J.-C.) dans La Guerre du Péloponnèse I, 22, critique sa méthode narrative.
- Aristote (384–322 av. J.-C.) dans Rhétorique II, 20 (1407a) le cite explicitement.
- Cicéron (106–43 av. J.-C.), dans De legibus I, 5, le qualifie de pater historiae.
De Witte prétend que le nom « Hérodote » serait une référence masquée à « Hérode ». Ce rapprochement purement phonétique n’a aucune base étymologique. Hērodotos (Ἡρόδοτος) vient de hērōs (héros) et dotos (donné), tandis que Hérode dérive de l’hébreu Hordos.
2. Lorenzo Valla : critique des faux, non créateur d’antiques
De Witte prête à Lorenzo Valla un rôle de faussaire global. Or, Valla (1407–1457), humaniste majeur, est surtout célèbre pour avoir réfuté un faux : la Donation de Constantin, dans De falso credita et ementita Constantini donatione declamatio (1440). Sa méthode est philologique, critique, non falsificatrice.
Aucun manuscrit d’Hérodote ne lui est attribué. Aucun prologue, commentaire ou version traduite ne sort de sa plume. Accuser Valla de l’invention d’Hérodote revient à imaginer une falsification européenne d’une ampleur colossale sans aucune trace contemporaine.
3. L’analogie Polycrate/Christ : archétypes mythologiques ou codage chrétien ?
Philippe de Witte compare Polycrate, tyran de Samos (Histoires III, 120–125), au Christ : personnage glorifié, trahi, sacrifié. Il y voit un schéma christique codé.
Mais ce type de structure — ascension, chute, sacrifice — est universel :
- Prométhée, puni pour avoir donné le feu ;
- Osiris, tué puis reconstitué ;
- Dionysos, démembré dans les rites orphiques.
Ce schéma a été analysé par James G. Frazer dans The Golden Bough (1890) comme un motif anthropologique du roi sacrifié.
De Witte évoque également 120 parallélismes entre Hérodote et le Livre d’Esther, autour de thèmes de trahison, pouvoir et providence. Or, aucune étude universitaire n’a vérifié ces « 120 correspondances ». Il s’agit d’un relevé personnel non reproductible, relevant plus de la lecture typologique libre que d’une critique structurée.
4. Une stratégie de déconstruction par hypercritique
La méthode de Philippe de Witte repose sur un principe hypercritique : plus les sources sont nombreuses, plus elles seraient suspectes. Cette approche inverse la logique de preuve et rend tout discours historique non falsifiable, donc non scientifique.
Il s’agit d’un raisonnement circulaire typique des logiques conspirationnistes : l’abondance de sources serait la preuve de leur manipulation. Cela rend toute réfutation impossible puisque toute preuve devient suspecte par principe.
5. Transmission et authenticité des textes antiques : un champ solidement documenté
La transmission des textes antiques est étudiée depuis des siècles avec des outils rigoureux :
- Glenn Most, Editing Texts (1998)
- L. D. Reynolds & N. G. Wilson, Scribes and Scholars (Oxford, 1991)
- Jean Irigoin, Tradition des textes grecs (1954)
Les stemmata codicum permettent de remonter à des archétypes textuels. Les manuscrits d’Hérodote ont été transmis par les scriptoria grecs, byzantins, puis latins, sans rupture historique. Les papyrus antiques renforcent cette continuité, rendant toute invention à la Renaissance invraisemblable.
Conclusion
La thèse de Philippe de Witte repose sur une construction spéculative sans base textuelle, historique ni matérielle. Elle ignore la richesse des traditions manuscrites, la diversité des témoins textuels, et les principes élémentaires de la philologie.
L’Hérodote historique existe, attesté par :
- des fragments papirologiques avant l’an 0 ;
- des auteurs antiques qui l’ont lu, cité, critiqué ;
- une transmission manuscrite continue.
Lorenzo Valla est un dénonceur de faux, pas un faussaire. Les parallèles thématiques avec la Bible ou le Christ relèvent de motifs universels, pas de duplications délibérées.
Il est temps de préférer à l’hypercritique spéculative la rigueur méthodologique : croiser les sources, dater les supports, contextualiser les récits. C’est ainsi que l’histoire avance.
Bibliographie
Sources primaires
- Aristote. Rhétorique. Trad. G. Grégoire. Paris : Les Belles Lettres, 1935.
- Cicéron. De legibus. Trad. R. Combès. Paris : Les Belles Lettres, 1991.
- Hérodote. Histoires. Trad. A. Barguet. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990.
- Thucydide. La Guerre du Péloponnèse. Trad. J. de Romilly. Paris : PUF, 1953.
- Valla, Lorenzo. De falso credita et ementita Constantini donatione declamatio. Trad. et éd. L. Waquet. Paris : Les Belles Lettres, 2002.
Fragments papirologiques
- Wilcken, Ulrich. Griechische Ostraka aus Aegypten und Nubien. Berlin : Reimer, 1899.
- Turner, E. G. Greek Papyri : An Introduction. Oxford : Clarendon Press, 1968.
- Cavallo, Guglielmo. Ricerche sulla maiuscola biblica. Florence : Olschki, 1967.
Études secondaires
- Frazer, James G. The Golden Bough : A Study in Magic and Religion. London : Macmillan, 1890.
- Irigoin, Jean. Tradition des textes grecs. Paris : Klincksieck, 1954.
- Most, Glenn W. “Editing Texts.” In The Oxford Handbook of Palaeography, edited by David Ganz and Michelle Brown. Oxford : Oxford University Press, 1998.
- Reynolds, L. D., and N. G. Wilson. Scribes and Scholars : A Guide to the Transmission of Greek and Latin Literature. 3rd ed. Oxford : Oxford University Press, 1991.