Les philosophies orientales et le management de projet

mardi 20 mars 2012
par  Neimad
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L’Asie est à la mode, elle inspire différentes émotions : de la passion pour la cuisine asiatique, de la fascination pour le bouddhisme, de la compassion pour les Tibétains, de la crainte par rapport à la Chine montante, de la fascination pour les mille facettes de l’Inde… Certains intellectuels se sont posés la question de savoir si les Droits de l’Homme pouvaient s’appliquer à la culture chinoise. D’autres n’ont pas hésité à traduire les textes de Lao Tse et de Confucius, les mangas japonais en français. Certes, les problèmes qui se posent à un jeune chinois ou à un jeune japonais sont différents de ceux d’un jeune occidental, les solutions qu’ils trouvent également, mais les chaînes de raisonnement ou les algorithmes qu’ils utilisent pour penser sont-ils différents des nôtres ? Nous voulons montrer que certaines formes de pensée, utilisées chez les philosophies traditionnelles de l’extrême-orient se retrouvent dans les théories du management moderne.

Les aphorismes de L’Art de la guerre de Sun Zu (6e siècle av. J.-C.) se retrouvent dans les écoles de commerce et les manuels de management. Les tactiques du général chinois servent à gagner des marchés dans la "guerre économique".

De même, le management de la qualité totale, inventé au Japon en 1949, aussi appelé toyotisme du nom de l’entreprise japonaise qui l’a utilisé, a été copiée par les entreprises françaises pour améliorer leurs performances. Les méthodes utilisés (juste-à-temps, cercles de qualité, polyvalence et responsabilité des salariés…) devaient permettre d’atteindre les cinq zeros (zero défaut, zero papier, zero panne, zero stock, zero délai). Les méthodes de travail ont été reprises sans remettre en cause l’organisation hiérarchique des entreprises occidentales, alors que les méthodes japonaises (cercles de qualité, kaizen, kanban) demandaient un système de communication horizontal, un retour des régulier des ouvriers sur le nombre de pièces dans les ateliers pour réguler le flux de production, par exemple. Dans les entreprises industrielles françaises, les décisions continuent à venir d’en haut, les bureaux des méthodes sont séparés des ouvriers, les "cols blancs" des "cols bleus". Le constat est le même dans les entreprises du tertiaire [1]. Les méthodes peuvent être transposées d’une culture à l’autre sans l’esprit qui les accompagnait.

Dans le domaine de la prévention des risques, on trouve également une méthode japonaise qui a été reprise en Occident dans toutes les écoles de management et les UFR de sociologie des organisations : le diagramme en "arrête de poisson", plus ou moins détaillé selon les besoins, permet en effet d’identifier les causes possibles de dysfonctionnement.

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Le mot "effet" est ici un problème, puisque c’est ce que le diagramme cherche à identifier ou à éviter. Les syndicalistes ont utilisé ce diagramme pour défendre des opérateurs sur machines accusés de négligence, pour montrer que la responsabilité d’un accident pouvait être dus à plusieurs facteurs de risque dans l’entreprise. Evidemment, plus on remonte la chaîne des causes, plus on dilue la responsabilité.

Par exemple, un avion qui s’écrase peut être dû au manque du vigilance du pilote, au manque de communication avec ses équipiers, au manque d’information de la part de la tour de contrôle, aux conditions de travail, à l’absence de révision technique de l’appareil le mois dernier, à un problème de fabrication, à un mauvais recrutement, à un problème de formation des pilotes, etc.

Chez les Indiens, la notion de karma fonctionne de la même manière : l’homme n’est pas responsable de tous les malheurs qui lui arrivent, certains découlent des erreurs qu’il a pu faire ou du mal qu’il a pu causé dans une vie antérieure, etc. La responsabilité individuelle est toujours là, mais la chaîne est tellement longue qu’il ne sert plus à rien de savoir ce qui a causé le malheur actuel, il faut simplement chercher à le réparer et à s’améliorer dans le présent.

La succession de causes et d’effets trouve une incidence pratique dans le management de projet. La méthode PERT (Programm Evaluation and Review Technic) permet en effet de plannifier un projet en fonction de la durée minimale et de la durée maximale de chacune des tâches à accomplir. Certaines tâches ne peuvent commencer que si certaines étapes ont été validées. La méthode PERT fait également apparaître cet engrenage ou la dépendance des actions entre elles [2].

Par exemple, à quelle heure puis-je arriver au travail (étape 3), sachant que je dois d’abord déposer mon enfant à l’école (étape 2) et qu’il y a des bouchons le matin (étape 1) ?

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Ces schémas permettent à la fois de diviser un système complexe en unités plus simples (ce que conseillait déjà Descartes dans sa Méthode) et de permettre à l’homme d’intervenir sur les différentes étapes, soit pour l’améliorer soit pour prévenir les risques professionnels. Une succession d’évènements peut être formalisée de différentes manières, plus ou moins précises, mais il ne fait pas de doute qu’il existe toujours des causes et des effets. C’est l’existence de cette relation de causalité qui permet à l’homme de comprendre le phénomène et d’agir sur lui.

Selon la philosophie indienne, tous les évènements du monde ont une cause et un effet, le monde peut donc se réduire à une relation de cause à effet. Les phénomènes perçus sont impermanents, ils se transforment et disparaissent, qu’il s’agisse des phénomènes de la nature, des êtres vivants, de leurs pensées ou de leurs créations [3]. Les phénomènes n’émanent donc pas de substances concrètes et permanentes, qui se suffiraient à elle-même, indépendantes des autres phénomènes.

Au contraire, tous les phénomènes sont imbriqués les uns dans les autres, ce qu’affirme aujourd’hui la théorie du chaos, et les particules de matière ne sont pas véritablement séparées, ce que montre l’expérience des fentes de Young [4]. Le temps lui-même est une dimension. L’espace, le temps et la matière sont corrélés et se soutiennent les uns les autres. Il n’y a pas de début ou de fondement à cet univers qui n’appartienne au schéma de l’univers lui-même ; il n’y a donc pas de début ou de fin en dehors de l’univers ; il n’y a donc tout simplement ni début ni fin.

Des physiciens envisagent d’ailleurs le Big Bang comme une probabilité de Big Bang : le Big Bang se serait produit dans un "temps imaginaire" [5] Stephen HAWKING va même plus loin :

Cela pourrait induire que ce que nous nommons temps imaginaire est en réalité le temps réel, et que ce que nous nommons temps réel n’est qu’une figure de notre imagination. Dans le temps réel, l’univers a un commencement et une fin à des singularités qui forment des frontières dans l’espace-temps et auxquelles les lois se dissolvent. Mais dans le temps imaginaire, il n’y a ni singularité ni bord. Alors peut-être que ce que nous appelons temps imaginaire est-il en réalité beaucoup plus fondamental, et que ce que nous appelons temps réel, juste une idée que nous avons inventée pour nous aider à décrire ce à quoi l’univers ressemble.  [6]

Les propos de Stephen HAWKING ont également des conséquences pour notre conception de l’espace : dans un univers où l’espace et le temps sont liés, la singularité qui dans l’espace-temps sépare le bord d’une table de sa surface plate n’est guère différente de celle qui sépare le moment où l’eau chauffe du moment où émerge la première bulle [7]. D’un point de vue mathématiques, les formes géométriques ne sont que des chiffres.

La position envisagée par le célèbre physicien est celle de l’idéalisme : les phénomènes n’existent jamais par eux-mêmes mais par rapport à un esprit qui les pense, mais s’agit-t-il nécessairement du nôtre ? Le texte indien du Yogavasishta, écrit pendant notre moyen âge, répond par la négative :

(…) la conscience que nous avons de "moi", "toi" et "lui" sont de fausses impressions dans notre esprit comme dans les contes merveilleux. Ainsi ces montagnes, ces terres et ces mers, la révolution des jours et des nuits, des mois et des années, la connaissance que ceci est un éon [kalpa] et que ceci n’est qu’un instant, la connaissance que ceci est la vie et que ceci est la mort, tout n’est que la conception [erronée] de notre esprit. [8]

Dès lors, la question de savoir comment sortir de la chaînes sans fin de la souffrance et de la mort revient à se demander comment sortir de cette illusion ? Comment sortir de ce monde ?

(…) Il n’est besoin d’un long discours pour te dire que l’esprit est le germe de l’arbre des actions. L’extirpation de ce germe dès le début empêche la croissance de l’arbre appelé le monde, ce qui contrecarre l’accomplissement des actes qui en sont les fruits. [9]

La notion "d’arbre des actions" nous fait penser à la fois au diagramme d’Ishikawa, à l’arbre de la connaissance du bien et du mal de l’Ancien Testament et à l’arbre Yggdrasil de la mythologie nordique. Selon les traditions religieuses, cet arbre peut être considéré comme la racine du monde ou le monde lui-même. Voir cet arbre revient à voir le code d’un site Internet : quand on le voit, le monde disparaît.

Il n’est aucun moyen de détruire notre conception erronée du monde, à l’exception de la totale extirpation des visibles de notre vue. (…) Seule la victoire sur les sens permet de réaliser la non-existence des objets de la vue. [10]

Une approche comparatiste nous amènerait à rappeler que les voyants des différents mythologies sont aveugles dans ce monde : le voyant Tirésias dans la mythologie grecque, le dieu borgne Odin dans la mythologie nordique… De manière plus simple, les Anciens ont pressenti que le monde visible ne pouvait pas cohabiter avec le monde invisible. Ils n’ont peut-être raisonné comme les philosophes indiens sur la notion de causalité.

A l’inverse, les théories du management qui se basent sur cette notion ne s’interrogent pas sur la nature du monde dans lequel se déploie cette causalité : elles sont, d’une certaine manière, aveugles.

Il n’y a pas de réelle discontinuité entre la philosophie orientale et le management de projet. La forme est identique mais l’esprit est différent. Dans cet article, nous avons essayer de retrouver l’esprit des philosophes indiens à partir de la physique moderne et des méthodes modernes d’analyse des risques. Cet esprit peut sans doute être retrouvé de mille autres manières.

Les brahmanes hindous cherchaient l’illumination par la méditation, c’est-à-dire en se rendant temporairement aveugles à ce qui les entourait. Siddhartha Gautama, plus connu sous le nom de Bouddha (L’éveillé), découvrit les limites de cette méthode. Elle ne faisait pas disparaître la souffrance des autres. Il choisit donc de trouver la cause de la souffrance et de l’enseigner aux hommes. Le bouddhisme est une réponse parmi d’autres.

Si le monde est une illusion, ne nous enduit-il pas aussi sur de mauvaises pistes ? Le texte du Yogavasishta - pour autant qu’on veuille y croire - nous rassure à ce propos :

C’est l’esprit qui est responsable de la servitude, c’est qui lui est aussi responsable de la délivrance quand il s’immerge dans la connaissance de Soi. [11]

Mais il reste une question : si nous sommes dans une illusion que notre esprit - quel qu’il soit - a créé, pourquoi l’avoir créé ? Un élément de réponse se trouve dans la scène de Matrix où Morpheus propose à Neo deux pilules [12] : la pilule rouge pour s’éveiller et la pilule rouge pour oublier et continuer à vivre sa vie…

Souhaitons-nous vraiment savoir ?

___

Le monde est étrange, vous ne trouvez pas ?


[1] L’application du toyotisme dans les entreprises françaises n’a donc pas remplacé le taylorisme. Voir Danièle LINHART, La modernisation des entreprises, Editions La Découverte, coll. Repères Paris, 1994, 2004.

[2] Le diagramme de Gantt a le même objectif.

[3] C’’est ce que les hindouistes appellent suññata, la vacuité

[4] Un photon envoyé à travers deux fentes produit deux marques, ce qui prouve que le photon est une onde. Si l’on veut détecter par où il est passé, on s’aperçoit qu’on a plus qu’une marque, c’est donc une particule. La dualité onde-corpuscule ne signifie par que les particules élémentaires comme les photons et les électrons sont à la fois des ondes et des corpuscules, mais qu’elles ne sont ni rien ni l’autre, comme le montrer l’effondrement de la fonction d’onde et la définition du principe d’incertitude d’Heisenberg : les particules observées font système avec l’observateur.

[5] Le terme "imaginaire" ne doit pas être pris au sens commun mais au sens de la physique quantique, comme dans l’expérience mentale du Chat de Schrödinger.

[6] Stephen HAWKING, Une brève histoire du temps, Du big bang aux trois noirs, Ed. Flammarion, p. 176-177.

[7] Voir René THOM, pas tant pour sa théorie des catastrophes que pour ses travaux sur la morphogenèse.

[8] Sagesses de l’Inde, Les textes fondamentaux, in Le Point références, mars-avril 2012, Yogavasishta, IV, 2, 8-18 ; IV, 4, 1-4 et 5-9, p. 67.

[9] "Sagesses de l’Inde", Les textes fondamentaux, in Le Point références, mars-avril 2012, Yogavasishta, IV, 2, 8-18 ; IV, 4, 1-4 et 5-9, p. 67.

[10] "Sagesses de l’Inde", Les textes fondamentaux, in Le Point références, mars-avril 2012, Yogavasishta, IV, 2, 8-18 ; IV, 4, 1-4 et 5-9, p. 67.

[11] "Sagesses de l’Inde", Les textes fondamentaux, in Le Point références, mars-avril 2012, Yogavasishta, IV,4, 5-9, p. 67.

[12] Elle-même inspirée d’une scène de Total Recall inspiré de Philip K. Dick.


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