Parmi tant de choses frappantes, rien de plus étrange que l’homme.
[/Sophocle - Antigone/]
** L’homme, une définition impossible
Peut-on définir l’homme ? Chaque homme n’est-il pas d’abord un individu particulier, un univers à part entière ? Dès lors que l’on accepte de concevoir l’homme comme un seul homme, qui n’est jamais une idée ou le représentant de son espèce, de sa classe sociale, de sa culture, mais l’homme par qui naissent l’espèce, la classe sociale et la culture, l’homme redevient le centre des questionnements qui émanent de l’homme. Aucune question ne peut vraiment être résolue si elle feint d’éviter l’homme, celui qui parle et qui pense. Aucune question n’a de sens si elle ne présuppose l’existence du sens, c’est-à-dire de celui qui le donne et qui le comprend, l’homme de l’instant, l’homme de la seconde, l’homme qui est là, devant nous et qui ne nous regardons pas.
**Qui suis-je ?
Qui sommes-nous vraiment ? Sommes-nous que la somme de nos déterminations physiques, psychologiques et sociales ? Ou existe-t-il une qualité irréductible en l’homme, qui le distingue par rapport à lui-même et par rapport aux autres ? Quand je prends conscience de moi, de quoi ai-je conscience ? Quand je me dit "je pense donc je suis", ne fais-je que le dire ou y a-t-il vraiment quelque chose à comprendre ? Autrement dit, l’homme a-t-il encore une âme à l’aube du XXIème siècle ?
**Le sentiment d’être soi…
Notre hypothèse est qu’il existe un "sujet", sous-entendu par la conscience humaine, un Moi irréductible et royal, qui n’est ni mon nom, ni mon métier, ni mon âge, ni mes plaisirs, ni mes souvenirs, ni rien d’autre que la science pourra étudier, cerner, expliquer, objectiver ou matérialiser. Le paradoxe est que le sujet n’est pas un objet d’étude possible, il serait plus proche du sentiment d’être soi.
Le sujet n’étant pas un sujet d’étude possible, il ne peut pas non plus être prouvé, il peut à peine être argumenté. Il est un sentiment d’être soi qui se ressent pour soi, qui ne se ressent pour les autres qu’en référence au pour soi. Je suis incapable de prouver que ce que je ressens est ressenti par les autres. Est-il faux pour autant de parler à la première personne ? Assurément, nous ne pourrions pas décrire le comportement d’une autre personne sans supposer à l’origine de ses actes un être conscient qui pense, ressent des sentiments et choisit de faire ou de ne pas faire.
**… remis en cause par la science
Pourtant, des neurologues, comme Antonio Damasio, et des philosophes matérialistes (Jean-Luc Petit…) affirment que nos intentions et nos hésitations peuvent être expliqués par la mécanique du cerveau. La conscience ne serait qu‘une illusion et le « je suis » du cogito cartésien, une création du langage. Ces théories enlèvent à l’homme toute dignité. Il n’est plus qu’une machine biologique parmi d’autres. Elles retirent également tout espoir pour l’homme de se libérer de ses désirs, de ses instincts, de sa volonté de puissance… puisqu’il n’existe plus rien d’autre.
Peut-on croire qu’un jour la science aura acquis le droit de parler de l’homme à la place de l’homme ? S’il suffit de changer la chimie du cerveau pour changer l’homme, à quoi bon la psychologie, la philosophie, la psychanalyse et toutes les sagesses ancestrales ? L’homme, le seul être pensant que nous connaissions dans l’univers, ne penserait rien que ne lui aient dicté ses neurones, sa volonté de survivre et de se reproduire, sa soif et sa faim. C’est un scandale pour l’homme, mais c’est aussi l’aboutissement du positivisme et du pouvoir qui est en l’homme d’expliquer et de comprendre l’univers. L’âme n’existe déjà plus. Son descendant, la conscience humaine, est le dernier mystère. Celui qu’il faut réduire à néant pour qu’enfin, tout soit dit. Les physiciens ne visent pas autre chose quand ils inventent la théorie des cordes, étudient le Big Bang et recherchent la masse manquante de l’univers. Tout doit être dit. Et après ?
**Redonner à l’homme sa position centrale
Je propose de repartir de l’homme pour décrire le monde qui nous entoure, comme Husserl et Merleau-Ponty ont commencé à le faire, non pas pour comprendre et expliquer, mais pour redonner du sens au monde, au vivre ensemble, à notre rapport au corps et nos relations avec les autres. Il ne s’agit ni de valeurs rétrogrades ni d’utopie collectiviste, mais de redonner à l’homme la position centrale dans tous les problèmes, puisque c’est lui le seul être capable de donner du sens aux choses. Il faut avoir confiance dans ses capacités à se surpasser, à inventer, à trouver des solutions en commun, à prévoir les conséquences de ses actes, à se mettre à la place d’autrui, à modifier son comportement, à apprendre de ses erreurs, à donner du sens à un univers qui en est peut-être dépourvu.
L’homme n’invente pas seulement des mots, des dieux et des coutumes, il crée des mondes imaginaires, il écrit, il peint, il chante, il danse, et ce sont à chaque fois de nouvelles façons de vivre au milieu du monde, de nouveaux points de vue sur la société, et parfois même, à l‘écoute d‘un air de musique, des sentiments qu‘on ne croyait pas ressentir mais qui était déjà là depuis toujours.
L’humanisme appelait autrefois l’homme à se cultiver dans tous les domaines, parce qu’il en croyait l’homme capable. Je voudrais appeler à un nouvel humanisme, qui redonne à l’homme sa position centrale. Pour cela, l’homme doit se libérer de tous les déterminismes (déterminisme social, économique…) et de toutes les croyances qui mènent à la résignation (« ca a toujours été comme ça », « demain sera pire »…), il doit croire en lui-même et dans l’humanité. Le reste suivra.