Les formes du Vivant : ADN ou consciences de forme
29 janvier 2025 — syagrius
La vie est la complexité même. De la bactérie à la baleine, les organismes se développent par le jeu des interactions compliquées d’un grand nombre de composants différents. Ces composants, ou sous-systèmes, sont eux-mêmes constitués d’éléments plus petits dont le comportement dynamique est autonome et spécifique.

La vie : un système complexe auto-organisé
La vie représente l’une des manifestations les plus abouties de la complexité naturelle.
De la bactérie à la baleine, chaque organisme se développe à travers un réseau d’interactions dynamiques entre un grand nombre de composants distincts.
Ces composants — cellules, organites, protéines — fonctionnent comme des sous-systèmes autonomes, dotés de comportements spécifiques mais intégrés dans un ensemble cohérent.
Bien que cette hiérarchie d’organisation soit reconnue, la biologie a longtemps privilégié l’analyse des éléments plutôt que celle de leurs relations.
Les dernières décennies ont vu se développer une compréhension fine des constituants moléculaires de la vie, notamment l’ADN, support de l’hérédité.
Le séquençage du génome humain, considéré comme le « Saint Graal » de la biologie moléculaire, a permis de dresser l’inventaire quasi complet des gènes et des protéines qu’ils codent.
Mais connaître les pièces d’une machine ne suffit pas à en comprendre le fonctionnement : la structure ne rend pas compte de la dynamique du tout.
La nature obéit à des règles d’assemblage simples et universelles, visibles à toutes les échelles : spirales, hexagones, pentagones, motifs triangulaires.
Ces formes se retrouvent aussi bien dans les structures cristallines que dans les protéines, les virus ou les organismes multicellulaires.
Les matériaux vivants et inertes sont faits des mêmes atomes — carbone, hydrogène, oxygène, azote, phosphore — la différence tenant uniquement à leur agencement spatial.
Cet article est une synthèse de trois textes complémentaires :
Première partie : D’Arcy Thompson, la forme et le vivant, par Maddalena Mazzocut-Mis (1995).
Deuxième partie : L’architecture de la vie, par Donald Ingber (*Pour la Science*, n°245, mars 1998).
Troisième partie : Vie des formes et formes de vie, par Vahé Zartarian (1997).
PREMIÈRE PARTIE : D’Arcy Thompson, la forme et le vivant (extraits)
D’Arcy Thompson (1917, *On Growth and Form*) a montré que la morphologie des êtres vivants peut s’expliquer par des lois physiques et mathématiques.
Les formes naturelles, loin d’être arbitraires, résultent de contraintes mécaniques et d’équilibres géométriques précis.
Ainsi, les variations observées chez les crabes, les quadrupèdes ou les crânes animaux peuvent être ramenées à des transformations de coordonnées géométriques simples.
Pour Thompson, un organisme doit être compris comme une fonction mathématique de ses parties, dépendant de leur position, de leur interaction et de leur cohérence spatiale.
La stabilité des formes vivantes repose sur des principes d’économie : équilibre, symétrie, et optimisation mécanique.
Ces principes sont analogues à ceux utilisés en ingénierie, où la structure se maintient par des conditions d’« extrémalité » ou d’« optimalité ».
La nature exprime ainsi une rationalité géométrique : cubes, tétraèdres, spirales, dodécaèdres...
La beauté esthétique des formes vivantes rejoint leur efficacité physique.
Comme l’écrivait Thompson, la biologie ne peut se séparer des mathématiques : le vivant et l’inanimé obéissent à des lois communes.
[L’ouvrage classique de D’Arcy Thompson, *On Growth and Form* (1917), a été traduit en français sous le titre *Forme et croissance* (Seuil, 1994), avec une préface de Stephen Jay Gould et un avant-propos d’Alain Prochiantz.]
DEUXIÈME PARTIE : L’architecture de la vie (extraits)
La tenségrité : un principe universel d’organisation
Donald Ingber, biologiste à Harvard, a proposé le concept de *tenségrité* pour décrire la stabilité structurelle des systèmes biologiques.
Ce terme désigne un équilibre entre forces de tension et de compression qui permet à un ensemble d’éléments de se maintenir de manière cohérente et résiliente.
Dans le corps humain, les os jouent le rôle des structures de compression, tandis que les muscles, tendons et ligaments assurent la tension.
À l’échelle cellulaire, le cytosquelette obéit aux mêmes lois : il se déforme et se stabilise par redistribution des forces mécaniques internes.
Du squelette au cytosquelette
Les forces mécaniques ne se limitent pas à maintenir la forme : elles influencent directement la fonction biologique.
Au niveau cellulaire, la tension exercée sur la membrane ou le cytosquelette modifie l’expression génique — phénomène connu sous le nom de *mécanotransduction*.
Des cellules étalées et tendues se divisent activement, tandis que des cellules sphériques et comprimées entrent en apoptose.
Entre ces deux états, certaines se différencient : un équilibre mécanique contrôle donc le destin cellulaire.
La tenségrité relie ainsi la mécanique à la biochimie : la forme conditionne la fonction.
Les déformations du cytosquelette influencent la synthèse protéique, la signalisation intracellulaire et la croissance tissulaire.
Une architecture universelle
De la molécule à l’organisme, la tenségrité décrit une organisation hiérarchique :
les protéines, les virus, les cellules et les tissus obéissent à la même logique d’équilibre des forces.
Les structures géodésiques — comme celles des fullerènes ou des virus icosaédriques — témoignent de cette règle d’auto-assemblage par minimisation d’énergie.
Ces motifs, hérités du monde inorganique, rappellent que la vie a émergé de structures physiques préexistantes.
La stabilité et la cohérence du vivant s’inscrivent dans la continuité des lois physiques universelles.
Conséquences pour l’évolution
Selon Ingber, les formes biologiques observées aujourd’hui sont le produit d’une auto-organisation régie par la physique, bien avant l’apparition de l’ADN.
Des structures argileuses, capables de catalyser des réactions chimiques, auraient fourni le premier support d’auto-assemblage.
L’évolution aurait ensuite intégré ces principes physiques dans le code génétique, perpétuant des motifs géométriques (spirales, pentagones, hexagones) devenus signatures du vivant.
TROISIÈME PARTIE : Vie des formes et formes de vie (extraits)
Ontogenèse, morphogenèse et similitude
Vahé Zartarian s’interroge sur la continuité entre formes minérales, végétales et animales.
Toutes partagent une base chimique commune et des motifs récurrents de croissance : spirales, symétries, ramifications.
Les travaux de D’Arcy Thompson ont montré que ces similitudes peuvent s’expliquer par des transformations géométriques continues entre formes apparentées.
À travers cette perspective, la nature apparaît comme un vaste continuum de formes où la variation ne rompt jamais la cohérence.
Chaque être vivant traduit une combinaison unique de contraintes physiques et d’informations génétiques, mais selon des règles d’organisation universelles.
Forces et perception : de la matière à l’intention
Les forces physiques façonnent les organismes, mais les influences sensorielles et comportementales modèlent aussi les formes.
Ainsi, comme l’a montré Alfred Tomatis, la physiologie de l’oreille et du visage sont interdépendantes : les muscles faciaux, impliqués dans l’expression et la phonation, modifient la tension du tympan et donc la perception auditive.
La langue parlée agit progressivement sur le visage, véritable « sculpture acoustique » façonnée par l’usage.
Imitation et morphogenèse
Dès la naissance, les nourrissons imitent les expressions faciales.
Ces comportements montrent que le corps possède une capacité à reproduire activement des formes perçues, bien avant la maturation du cortex.
La morphogenèse pourrait ainsi être comprise comme une interaction entre contraintes physiques et « intentions internes » — une projection d’organisation du dedans vers la matière.
La suite de Fibonacci et la géométrie naturelle
De nombreuses structures biologiques suivent la suite de Fibonacci : disposition des feuilles, spirales des tournesols, enroulement des coquilles.
Le rapport de deux termes consécutifs tend vers le Nombre d’Or ( 1,618), retrouvable dans l’architecture du vivant.
Cette récurrence n’est pas due à un « plan » mystérieux, mais à des lois d’optimisation spatiale et énergétique : la nature exploite les configurations les plus stables.
Conclusion : de la physique à la forme vivante
De D’Arcy Thompson à Donald Ingber, la biologie contemporaine tend à réconcilier le vivant et la physique.
Les formes biologiques ne résultent ni du hasard ni d’une simple nécessité, mais de processus d’auto-organisation soumis à des lois géométriques et mécaniques universelles.
Le vivant ne se réduit pas à la matière qu’il contient : il est la manifestation d’un ordre émergent, d’une cohérence interne qui s’exprime dans la forme.