La commission trilatérale
19 janvier 2025 — syagrius
La genèse de la Trilatérale se trouve dans la Pilgrim’s Society, une société de pensée regroupant, vers 1903, les grandes familles protestantes de l’Est des Etats-Unis.

Historique : des élites nationales aux réseaux transnationaux
L’origine de la Commission Trilatérale s’inscrit dans une généalogie longue des réseaux d’élites transatlantiques. Elle plonge ses racines dans la Pilgrims’ Society, fondée en 1903 pour renforcer la coopération entre les élites britanniques et américaines au moment où se structure la mondialisation industrielle. Cette société de pensée regroupait les grandes familles protestantes et financières de la côte Est des États-Unis, parmi lesquelles les Rockefeller, Astor ou Morgan. Son objectif initial : favoriser la coordination diplomatique et économique de l’« anglophonie impériale » (Carroll, 1951).
Parmi ses membres, l’industriel Armand Hammer illustre l’ambivalence du capitalisme américain naissant : proche de Lénine, il facilita l’exportation de tracteurs Ford vers la Russie révolutionnaire. Dès cette époque, une partie de l’élite américaine voyait la coopération technologique comme une voie d’influence et non d’opposition idéologique.
La même logique anime John D. Rockefeller, fondateur de la Standard Oil, dont l’empire contrôlait, en 1900, près de 90 % du raffinage pétrolier américain. Son pouvoir économique donna naissance à un nouveau type d’organisation de l’influence : le Council on Foreign Relations (CFR), fondé en 1921. Le CFR devint rapidement un cercle stratégique de réflexion et de coordination entre diplomates, universitaires, financiers et industriels — une « interface entre le privé et le public » selon Sklar (1980).
Le CFR et la préparation d’une gouvernance mondiale
Le Council on Foreign Relations s’imposa au fil du XXᵉ siècle comme le principal think tank américain en matière de politique étrangère. Ses 1 400 membres, recrutés dans les sphères les plus élevées du gouvernement, de la finance et des médias, contribuèrent à définir les grandes lignes de la diplomatie américaine : du New Deal à la guerre froide, en passant par la création de l’ONU et du FMI. Comme l’a montré Gill (1990), le CFR constitua « une structure hégémonique de planification du capitalisme international ». Sous la présidence de David Rockefeller à la Chase Manhattan Bank, le CFR devint le centre nerveux d’une diplomatie économique à vocation mondiale.
Naissance de la Commission Trilatérale (1973)
C’est dans ce contexte que naît, en 1973, la Commission Trilatérale. Conçue par Zbigniew Brzezinski — alors professeur à l’Université Columbia — et financée par David Rockefeller, elle visait à institutionnaliser un dialogue permanent entre les élites politiques et économiques des trois grandes zones industrialisées : Amérique du Nord, Europe occidentale et Asie orientale. Son objectif : repenser la gouvernance mondiale après les crises du pétrole, la fin de la guerre du Viêt Nam et la montée du Japon comme puissance économique.
Dans son essai Between Two Ages : America’s Role in the Technetronic Era (1970), Brzezinski défendait l’idée d’une technocratie transnationale : un ordre mondial articulé autour du savoir scientifique, des réseaux technologiques et d’un système d’élites coordonnées. La Trilatérale devait en être l’instrument : un espace d’échange et de planification destiné à « harmoniser les intérêts globaux du capitalisme avancé ».
Le siège de la Commission fut établi à New York (345 East 46th Street), non loin de l’ONU. Sa structure triangulaire symbolise le cœur du capitalisme mondial : Wall Street (États-Unis), la City de Londres (Europe) et le Tokyo Stock Exchange (Asie). Dans son rapport de 1975, The Crisis of Democracy, la Trilatérale affirmait déjà :
« L’Occident ne souffre pas d’un manque de démocratie, mais d’un excès. »
Une phrase souvent citée pour souligner la tension entre gouvernance technocratique et souveraineté populaire.
Composition et fonctionnement du réseau
La Commission Trilatérale regroupe environ 350 membres, répartis de manière équilibrée : environ 120 pour les États-Unis, 80 pour le Japon et 150 pour l’Europe. Les membres sont cooptés parmi les dirigeants politiques, les hauts fonctionnaires, les patrons de multinationales, les universitaires et les intellectuels influents. Sa nature semi-secrète tient à ses réunions à huis clos et à la diffusion restreinte de ses rapports internes, bien que ses publications officielles soient publiques.
En Europe, les figures les plus en vue furent Raymond Barre et Simone Veil. Raymond Barre, alors Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, fut membre actif de la section européenne et prononça, en 1983, le discours du 10ᵉ anniversaire de la Trilatérale. De même, plusieurs dirigeants français de droite comme de gauche — Jacques Delors, Roland Dumas, Raymond Soubie, Thierry de Montbrial — participèrent à ses réunions, illustrant le caractère transpartisan du réseau.
Réseaux associés et extension géopolitique
La Commission Trilatérale s’insère dans un ensemble plus large de réseaux de concertation transnationale. Elle entretient des liens étroits avec le CFR et le Groupe Bilderberg, ce dernier ayant été fondé en 1954 par le prince Bernhard des Pays-Bas avec le soutien de Rockefeller. Ces structures forment ce que les politologues appellent un complexe de gouvernance transnationale : un espace où se construisent les normes économiques, diplomatiques et idéologiques de la mondialisation (Gill, 1997).
Dès les années 1980, la Trilatérale joua un rôle dans la mise en place du G7 et dans la libéralisation des marchés financiers. Elle favorisa la montée du Japon comme puissance industrielle majeure et soutint, dans les années 1990, la transition économique des anciens pays communistes via des fondations partenaires (notamment la Rockefeller Foundation et la Ford Foundation).
Une extension asiatique fut créée au début des années 1990, élargissant le dialogue à la Russie post-soviétique, la Chine et la Corée du Sud. Cette évolution confirma la vocation de la Trilatérale à devenir une plateforme de coordination globale, plus économique que diplomatique, mais dotée d’un fort pouvoir de prescription.
Influence politique et circulation des élites
La Trilatérale agit avant tout comme un réseau de circulation des élites. Jimmy Carter, élu président des États-Unis en 1976, en est un exemple emblématique : inconnu du grand public quelques années plus tôt, il fut repéré, soutenu et entouré par des membres de la Commission, dont Brzezinski, qui deviendra son principal conseiller en sécurité nationale. Ce modèle se reproduira dans d’autres démocraties occidentales, où l’on observe la même dynamique : émergence de technocrates issus d’institutions économiques ou universitaires intégrées au réseau trilatéral.
Comme le souligne l’historien Susan George (2002), la Trilatérale incarne une nouvelle forme de pouvoir : celle des interfaces. Plutôt que d’imposer des décisions, elle fabrique des consensus, établit des cadres cognitifs et produit des récits d’expertise. C’est dans cette zone grise — entre la sphère publique et la sphère privée — que se joue désormais une grande partie de la gouvernance mondiale.
Rôle contemporain et enjeux démocratiques
Aujourd’hui, la Trilatérale continue de réunir des acteurs stratégiques du monde économique, technologique et diplomatique. Plus de 350 multinationales sont dirigées par des personnalités issues ou proches du réseau trilatéral. Ses thèmes actuels — intelligence artificielle, transition énergétique, gouvernance de l’information — prolongent la logique fondatrice : harmoniser les politiques publiques des grandes puissances tout en anticipant les crises systémiques.
Pour certains chercheurs, la Trilatérale illustre le passage d’un pouvoir étatique à une gouvernance en réseau : un système d’interdépendances où le pouvoir ne se centralise plus, mais circule entre institutions, entreprises et acteurs cognitifs (Castells, 1998). Pour d’autres, elle incarne la crise de la représentation démocratique : un déplacement du centre décisionnel vers des sphères élitaires non élues, peu transparentes et faiblement redevables.
Conclusion : la Trilatérale comme modèle d’organisation globale
La Commission Trilatérale, au même titre que le CFR, le Bilderberg ou le Forum économique mondial, représente un modèle d’organisation du pouvoir globalisé. Elle ne se substitue pas aux États : elle les relie, les oriente, et parfois les encadre. Elle constitue un réseau de réseaux, où se co-construisent les politiques économiques, les normes technologiques et les visions du futur. Son influence n’est pas secrète mais systémique : elle agit par la diffusion d’un paradigme de gouvernance technocratique et interconnectée, fondée sur la rationalité des experts plutôt que sur la souveraineté des peuples.
« Comprendre la Trilatérale, ce n’est pas chercher un complot : c’est observer la mise en réseau du pouvoir dans un monde interdépendant. »
— A. de Chalendar, Réseaux et gouvernance globale, 2019
Références sélectives
- Brzezinski, Z. (1970). Between Two Ages : America’s Role in the Technetronic Era. Viking Press.
- Gill, S. (1990). American Hegemony and the Trilateral Commission. Cambridge University Press.
- Sklar, H. (1980). Trilateralism : The Trilateral Commission and Elite Planning for World Management. South End Press.
- Carroll, W. (1951). The Pilgrims and the American Establishment. London Review of Politics.
- George, S. (2002). Le Rapport Lugano. Fayard.
- Castells, M. (1998). La société en réseaux. Fayard.
Référence : Site de la commission trilatérale