C’est au Moyen-Age surtout que la condamnation du serpent va prendre une importance théologique. Les textes sacrés de la chrétienté ont encore l’ambiguïté des sociétés antiques dans lesquelles ils s’enracinent.
La Bible
La Bible parle de la "sagesse du serpent" et c’est avec un serpent d’airain sculpté (c’est-à-dire un serpent rationalisé, maîtrisé) que Moïse sauve le peuple d’Israël décimé par les serpents indomptés. On retrouve ici la même symbolique que dans la symbolique grecque : si, déchainé, le désir est mortel, maîtrisé, il est salvateur, nécessaire à la régénération de la société. Mais au Moyen-Age, c’est le serpent d’Eve, condamné à ramper à gober ses proies, responsable de la Chute, qui va prendre le dessus. Il devient l’incarnation de la luxure, du vice et de toutes les dépravations suscitées par le Démon.
Il n’y a même plus guère au Moyen-Age de sectes gnostiques pour défendre le serpent. Pour les ophites ou les naasèmes du IIème siècle, en effet, (ophis signifiant serpent en grec et nahash en hébreu), le Serpent était le messager d’un dieu inconnu, plus ancien que Yahvé, qui aurait eu pour mission de transmettre secrètement le Savoir à l’homme.
Yahvé commençant à devenir orgueilleux au point de s’affirmer Unique, le dieu inconnu (souvent appelé Sophia, Sagesse, aurait décidé de le contrecarrer en donnant aux hommes la possibilité de voir la Vérité. A ce titre, ils considéraient le Serpent comme un des principaux véhicules du Divin. Mais les ophites, condamnés comme hérétiques, ont vite été exterminés. Et le vieux dieu inconnu fut oublié. Il est toutefois intéressant de constater que notre phobie du serpent, que nous croyons naturelle et universelle, ne s’est imposé dans notre culture qu’au prix d’une répression historique implacable.
Ambivalence du serpent
Ainsi, le caractère ambivalent du serpent a été supplanté dans notre imaginaire par son caractère démoniaque en même temps que nous refoulions à l’arrière-plan de notre conscience ce qui faisait le Sacré archaïque : la fécondation, le désir, l’ombre.
Pour les grecs, l’imposition de la langue du serpent sur le front de Cassandre, d’Hélénos ou de Mélanpous était une purification et une fertilisation. Pour nous, la langue de serpent ou la langue de vipère ne représente plus que mensonge et perfidie.
Le héros civilisateur, maître de l’énergie et du mouvement (Bénin), de la parole inspirée (Chine), de l’agriculture (Mexique, Pérou), de la forge et des céréales (Dogons) n’est plus à nos yeux que le destructeur du Paradis terrestre et l’émanation des forces obscures qui conduisent au chaos.
Les premiers cartographes européens avertissaient les voyageurs des dangers de l’inconnu par ces mots "here are dragons", "ici, on trouve des dragons". Et, à bien des égards, ils n’avaient pas vraiment tort, puisque le dragon est, de toutes les figures mythologiques, la plus universelle et la plus répandue. En Occident, les dragons aux multiples têtes combattent les héros mythiques depuis au moins 6000 ans. En Asie, leur lignage est plus ancien encore et le folklore paysan dont il est issu (bien avant que Yu Pang le choisisse comme symbole de l’empereur) se confond avec l’origine de l’Histoire. En Amérique, le dieu serpent à plumes, Quetzalcoatl, règnait avant même l’arrivée des Aztèques. En Afrique, enfin, on trouve aussi bien des dragons aquatiques que des dragons célestes, comme le dieu égyptien Apopis.
Certains analystes arguent du fait que c’est l’usage d’un même concept qui donne cette impression d’universalité et que ce que nous appelons "dragons" recouvre en fait une extension considérable, qui va de l’hydre aquatique au serpent céleste, en passant par de nombreuses autres formes.
Le Dragon
A l’origine, en effet, "dragon" n’est qu’un dérivé du verbe grec derkomai, qui signifie regarder, fixer du regard. Le drakon, étymologiquement, c’est donc simplement le Gardien, celui qui garde les trésors ou les mystères sacrés. Même le chien Cerbère, dans les textes les plus anciens, est appelé "drakon". L’extension sémantique s’accroît encore avec la traduction des textes hébreux, en particulier la version des Septantes, qui va transcrire en "dragon" l’hébreu tannin (serpent) ou Liwyathan (Léviathan).
C’est donc d’abord en tant que Gardien que le dragon s’impose comme figure mythique fondamentale : gardien des trésors cachés en Occident, de la Toison d’Or et du Jardin des Hespérides, gardien de l’immortalité dans les légendes celtes, gardien de la Perle dans le conte chinois des T’ang, etc. Yunxiang Yan, invité par l’émission de History Channel du 16 janvier 1998 (in Search of History) déclarait ainsi " parce que nous utilisons ici le seul terme de "dragon", nous avons la fausse impression que les dragons sont partout de la même nature. Ce qui n’est pas le cas".
Quelle que puisse être la légitimité d’une telle restriction, il n’empêche que tous les dragons du monde ont également des traits communs, relativement troublants.
1. Caractère reptilien, que ce soit dans leur morphologie générale ou dans un détail de leur anatomie (généralement la gueule ou les pattes).
2. Ils sont toujours gigantesques, bien au-delà des proportions des autres monstres mythologiques (licorne, chimère, centaure, etc.). Pour le dire autrement, qu’ils soient volants ou aquatiques, ce sont toujours de gigantesques sauriens. Ces mêmes gigantesques sauriens qui, étrangement, arpentaient le monde bien avant que l’homme ou même les mammifères ne commencent à le faire.
**Cryptozoologie
Faut-il en déduire, comme Richard Greenwell, secrétaire de la Société internationale de Cryptozoologie, que le mythe du dragon est probablement fondé sur la découverte de squelettes ou de fossiles de ptérosaures, qui auraient frappé l’imaginaire humain par leur gigantisme et leur étrangeté ? Pourquoi pas ?
**Conte chinois
Un conte chinois semble même accrédité cette thèse : il y a très longtemps, dit-il, un grand dragon vola jusqu’au Ciel, vers les portes du Paradis. Mais les portes étaient fermées et il retomba sur le sol, qui l’engloutit, ne laissant plus émerger que ses os.
Mais n’est-il pas tout simplement logique que, dans leur recherche de symboles susceptibles d’incarner le cosmos, les sociétés archaïques aient inventé le dragon ?
Après tout, nous l’avons vu, le reptile est déjà en soi, un animal qui recouvre divers symbolismes. En lui ajoutant des ailes, à savoir l’élément aérien, il pouvait aisément devenir le Gardien du Monde.
Ainsi, c’est en revenant d’Arabie qu’Hérodote déclare que les dragons existent réellement : "on peut trouver des vipères partout dans le monde, mais on ne peut voir de serpents ailés qu’en Arabie. S’ils croissaient aussi vite que leur nature le leur permet, il serait impossible pour l’homme de rester sur cette terre". Marco Polo lui-même, de retour d’Asie, racontait ses rencontres avec des serpents gigantesques, capables de tuer à distance. Il n’en faut pas plus pour que des spécialistes, sérieux par ailleurs, se demandent si les dragons n’ont pas existé...
Ce problème importe assez peu. Que le motif de l’invention des dragons ait été un fossile, un animal réel, ou simplement la combinaison de symboles plus fondamentaux, il n’en demeure pas moins qu’ils constituent une figure majeure du bestiaire de l’humanité. Ce qui compte, donc, c’est ce que les hommes ont fait de cet animal réel, ou de ce fossile, ou de cette pure création de l’imagination. Ce n’est pas de savoir pourquoi les dragons sont apparus, mais pourquoi on en revient toujours à eux, comme le montre bien le succès des jeux de rôles ou de l’héroïc fantasy. C’est donc ce que le dragon représente pour notre imagination.
**Le Gardien
Revenons à l’idée de Gardien. Elle a sans aucun doute rapport à notre désir. En effet, pour qu’il y ait besoin d’un Gardien, il faut qu’il y ait quelque chose à garder - c’est-à-dire, généralement, un secret, un péril ou un trésor. Autant de choses qui stimulent le désir et font donc du Gardien, un subtil mélange d’adversaire à vaincre, de défi à relever et de catalyseur de toutes les jalousies et de toutes les envies. Il incarne donc tout à la fois le Désir, l’énergie passionnelle qui emporte tout sur son passage, et ce qui lui fait obstacle, ce qui empêche son déferlement.
Cette ambivalence du dragon est clairement visible au Moyen-Age : d’un côté, c’est généralement par un dragon crachant le feu que l’on dépeint l’entrée des Enfers ; d’un autre côté, c’est un autre type de dragon, la Gargouille, qui protège les cathédrales contre l’intrusion des forces du Malin.
Cette idée de deux Dragons opposés, d’un "bon" et d’un "mauvais" dragons, est très fréquente dans les mythologies archaïques.
Dans la symbolique chinoise, par exemple, le dragon vert est YANG comme signe du tonnerre et du printemps, comme renouveau de la vie et principe céleste ; mais les dragons des autres couleurs sont YIN, comme souverain des régions aquatiques et souterraines. Selon d’autres textes, ce seraient en fait les mêmes dragons qui, au printemps, sortiraient de leurs refuges aquatiques et ramèneraient la vie sur terre, pour y retourner en automne fomenter de nouvelles tempêtes. Au Pays de Galles, qui a le dragon rouge pour emblème, on trouve fréquemment représentée la lutte du dragon rouge contre le dragon blanc.
Le premier exprime la colère et la violence de la vie qui cherche à se défendre contre les forces qui la menacent ; le second porte les couleurs livides de la mort et de la froideur. On dit qu’ils se seraient entretués sous l’effet enivrant de l’hydromel et qu’ils seraient enterrés à Oxford, dans un coffre de pierre, dont la redécouverte signifierait la fin des temps de paix.
**Alchimie
Mais c’est sans doute l’ancienne alchimie qui exprime le mieux cette idée des deux dragons opposés. Le reptile, en tant qu’animal primitif, est associé à la materia prima des alchimistes et le Grand Oeuvre, l’union du volatil et du stable, du mercure et du soufre, est représentée par la lutte entre le dragon ailé (symbole du mercure philosophale) et le dragon chtonien (symbole du soufre).
" Les deux dragons hermétiques, dit Fulcanelli dans ses Demeures philosophales, l’un ailé, l’autre aptère, sont les vrais principes de la philosophie. Celui qui est dessous sans ailes, c’est le fixe ou le mâle et celui qui est au-dessus, c’est le volatil, ou bien la femelle noire et obscure, qui va prendre la domination. Le premier est appelé soufre ou bien calidité et siccité, et le dernier vif argent ou frigidité et humidité ".
Cette ambivalence se retrouve aussi dans les couleurs du dragon : sa couleur exotérique, dit encore Fulcanelli, est le vert, tandis que sa couleur ésotérique est le rouge. Il est en soi l’union des contraires que poursuit l’Alchimie. Mais cette union est un combat, une lutte, car la nature volatile et ignée du dragon est dominatrice - voilà pourquoi, pour devenir positif, dans l’âge médiéval, le dragon doit être terrassé, mis à terre, rendu aptère.
Presque toutes les grandes villes ont ainsi leur héros terrasseur de dragon. Car le dragon, force primitive, symbolise les lieux sauvages et insalubres - il vit dans les marais, les forêts et les montagnes. Construire une ville devient ainsi, dans les deux sens du terme, une entreprise de terrassement : il faut terrasser le dragon pour dompter la nature sauvage et maîtriser les forces primitives. Vous pourrez trouver un tableau synoptique de ces héros terrasseurs de dragons sur le site .
A la fois démoniaque et divin, force de vie et de mort (trait qu’il emprunte largement au serpent), excès et fécondité du désir, le dragon est donc un symbole idéal pour représenter le pouvoir de droit divin, celui des Rois ou des Empereurs. Aussi ne manque-t-il pas, de par le monde, de dynasties qui aient légitimé leur pouvoir sur une parenté avec les dragons.
Ce fut le cas de Yu-Pang, qui accéda au pouvoir sans être lui-même issu des dynasties traditionnelles et qui institua le dragon comme figure emblématique des empereurs chinois et comme symbole de leur toute-puissance. On appelle "démarche du dragon", la démarche impériale, "perle du dragon" la facilité qu’il a à convaincre ou à séduire les foules par son seul discours, "face du dragon", le visage emprunt de majesté du chef légitime. On l’appelle le Vrai Dragon, il s’assied sur le Trône du Dragon et porte des Robes de Dragon.
Le Dragon à cinq griffes étaient à ce point le symbole du pouvoir impérial que l’utiliser sans autorisation pouvait être puni de mort. Mais ce lien entre le chef et le dragon n’est pas une exclusivité orientale. Le roi Uther Pendragon, père du célèbre roi Arthur, aurait choisi cet emblème, dit-on, après avoir rêvé d’un dragon se battant dans le ciel.
**Quetzalcoatl
Parler de dragon, c’est aussi, nécessairement, parler de Quetzalcoatl, le serpent ailé le plus positif symboliquement, mais aussi celui qui eu les conséquences les plus désastreuses pour son peuple. Le mot Quetzalcoatl, vient de deux termes signifiant respectivement "plume précieuse" (quetzalli) et serpent (coatl). Le serpent à plumes, l’une des plus vieilles divinités de l’ancien Mexique, avant même l’époque aztèque, dès la civilisation de Teotihuacan (IIIème-VIIIème siècle). Dieu de la végétation, étroitement lié à Tlaloc, le dieu de la pluie, il était aussi l’Inventeur de l’agriculture et de l’écriture, le héros civilisateur des sociétés pré-colombiennes. A l’époque toltèque (IXème-XIIème siècle), due à l’immigration des tribus de langues nahua (venues du nord), les sociétés de l’ancien Mexique vont devenir astrolâtres. Quetzalcoatl va devenir le dieu de l’étoile du soir et de celle du matin, c’est-à-dire le dieu des demi-teintes, de la tranquillité de l’aube et du crépuscule, opposé à Tezcatlipoca, le dieu du ciel nocturne. Alors que Tezcatlipoca exigeait son tribut de sans humain, Quetzalcoatl n’acceptait qu’on lui sacrifie que des oiseaux, des papillons ou des serpents, qui étaient ses trois animaux emblématiques. A l’époque aztèque (XIVème-XVIème siècle), on adorera en lui le chef des prêtres, l’inventeur du calendier et du Livre Sacré, le protecteur des orfèvres et des artisans.
Mais ce dieu si doux et ce héros civilisateur provoqua la mort de son peuple. En effet, à l’époque toltèque, on dit qu’il fut chassé par Tezcatlipoca, agacé par ses vertus lénifiantes et qu’il s’embarqua sur un radeau de serpents pour disparaître à l’horizon oriental, promettant de revenir un jour pour sauver son peuple de la tyrannie toltèque. Or, Quetzalcoatl avait un jour déjà dirigé son peuple sous la forme d’un homme - un homme étrange, aux cheveux et à la peau clairs. Les prêtres, depuis le jour du départ de Quetzalcoatl, l’attendaient patiemment sur la rive est du continent, tout particulièrement les années du roseau, années consacrées au Dieu Serpent à Plumes. Aussi, lorsqu’en 1519, année du roseau, des étrangers à la peau claire débarquèrent sur la côte est du Mexique, les aztèques les accueillirent-ils avec de grandes fêtes et des présents, les prenant pour les serviteurs de Quetzalcoatl. Montezuma lui-même vint présenter ses respects à Cortes et le reçut dans sa propre maison. Le peuple aztèque fut détruit en moins de deux ans, avant même de comprendre que les conquistadors n’étaient pas ceux qu’ils attendaient depuis des siècles.
Conclusion
On ne saurait donc être surpris du retour des dragons dans la fantasy et les jeux de rôles : incarnation de nos désirs et des obstacles qui se dressent sur sa route, gardiens sévères ou abusifs, manifestation des forces de vie et de mort, ils sont certainement le symbole le plus parlant de l’aventure héroïque.