Lincoln et Kennedy
12 octobre 2012 — syagrius
Une série de coïncidences de dates et de noms semblent relier les deux hommes...
- Analyse critique d’un comparat
- Les parallèles connus : (…)
- Parcours politique
- Droits civiques et héritage
- Vie familiale et circonstances
- Les « secrétaires » Lincoln et
- Les assassins : similitudes
- Lieux et déplacements : (…)
- Les “Monroe” : une invention
- Autres correspondances évoquée
- Lecture critique : coïncidence
- Conclusion : entre mythe (…)
Analyse critique d’un comparatif Lincoln – Kennedy : entre coïncidences et reconstructions modernes
Extrait d’une « chaîne » qui circule sur Internet depuis de nombreuses années.
Jean-Pierre Thomas, du site Pseudo-sciences, a repris et vérifié la plupart des éléments un à un.
Nous citerons ici plusieurs extraits de son étude, chaque fois qu’il met en évidence une erreur ou une incohérence historique.
Les parallèles connus : une trame séduisante mais simplifiée
La liste de coïncidences entre Abraham Lincoln (1809–1865) et John Fitzgerald Kennedy (1917–1963) circule depuis plus de soixante ans. Elle prétend démontrer des similarités quasi miraculeuses entre les deux présidents américains assassinés à un siècle d’intervalle. La plupart de ces correspondances, pourtant, résultent d’un mélange d’exactitudes, d’approximations et d’interprétations postérieures. Le travail critique consiste ici à distinguer la donnée authentique du mythe reconstitué.
Parcours politique
Abraham Lincoln fut élu au Congrès en 1846.
John F. Kennedy fut élu au Congrès en 1946.
Lincoln devint président en 1860, Kennedy en 1960.
Ces concordances sont exactes. Il s’agit d’un parallélisme temporel, mais non d’une causalité. La périodicité de cent ans relève d’un hasard mathématique dans un système électoral régulier (élections présidentielles tous les quatre ans).
Droits civiques et héritage social
Les deux hommes furent perçus comme des défenseurs des droits civiques, mais à des époques et dans des contextes très différents. Lincoln mena la guerre de Sécession et abolit l’esclavage par le 13ᵉ amendement, ratifié le 18 décembre 1865, soit huit mois après son assassinat. Kennedy proposa le Civil Rights Act pour les Afro-Américains, voté le 2 juillet 1964, également huit mois après sa mort. La symétrie temporelle entre les deux textes est réelle mais fortuite : elle s’explique par les calendriers parlementaires, non par un schéma occulte.
Vie familiale et circonstances de la mort
Les deux présidents furent assassinés un vendredi.
Tous deux furent atteints à la tête par balle.
Leurs épouses ont perdu un enfant pendant leur séjour à la Maison-Blanche.
Ces points sont exacts, mais d’ordre statistique : les vendredis étaient des jours de cérémonie publique, et les décès d’enfants présidentiels étaient, hélas, fréquents au XIXᵉ siècle.
Les « secrétaires » Lincoln et Kennedy
L’un des éléments les plus répétés est le suivant : « La secrétaire de Lincoln s’appelait Kennedy, et celle de Kennedy s’appelait Lincoln. » Le site Pseudo-sciences corrige fermement cette erreur :
« Les seuls secrétaires attestés de Lincoln étaient John G. Nicolay et John Hay — aucun ne se nommait Kennedy.
En revanche, Evelyn Lincoln fut bien la secrétaire personnelle de John Fitzgerald Kennedy.
Il y a donc ici une confusion née de la recherche artificielle de symétrie. »
Les assassins : similitudes réelles et fausses symétries
John Wilkes Booth, l’assassin de Lincoln, est né en 1838 ou 1839.
Lee Harvey Oswald, l’assassin de Kennedy, est né en 1939.
Les deux meurtriers furent tués avant leur procès, environ deux jours après les assassinats.
Ces faits sont exacts, mais la répétition numérique (1839/1939) relève du pur hasard. Les deux affaires, séparées d’un siècle, partagent des similitudes d’exécution (assassin isolé, mort rapide), caractéristiques des homicides politiques plutôt que d’un parallélisme surnaturel.
Le nombre de lettres dans leurs noms complets (« John Wilkes Booth » et « Lee Harvey Oswald ») est bien de quinze, mais il s’agit là d’une coïncidence linguistique dépourvue de sens causal.
Lieux et déplacements : confusion historique
L’un des points les plus souvent relayés affirme :
« Lincoln fut tué dans un théâtre nommé Kennedy, et Kennedy fut tué dans une voiture nommée Lincoln. »
Le site Pseudo-sciences précise :
« Lincoln fut assassiné au Théâtre Ford de Washington, durant la pièce Notre cousin américain.
Kennedy, lui, fut tué dans une voiture de marque Lincoln, filiale du groupe Ford.
La correspondance est donc purement nominale : Ford est à la fois le nom du théâtre et de l’entreprise automobile, rien de plus. »
Le parallèle est donc artificiel, né d’un jeu de mots plus que d’un fait historique.
Les “Monroe” : une invention tardive
La rumeur affirme : « La semaine précédant sa mort, Lincoln était à Monroe (Maryland). La semaine précédant la sienne, Kennedy était à Monroe (Marilyn). » Le site Pseudo-sciences rectifie :
« Aucune ville nommée Monroe n’existe dans le Maryland. Quant à Marylin Monroe, elle était décédée depuis août 1962, soit plus de quinze mois avant la mort de Kennedy.
Cette comparaison, apparue tardivement dans les versions modernes de la “chaîne”, joue sur un double sens grivois (“in Monroe”). »
Cet ajout montre comment la rumeur évolue avec le temps, intégrant des références culturelles contemporaines (ici, le mythe Marilyn) pour renouveler sa charge émotionnelle.
Autres correspondances évoquées
Plusieurs éléments sont souvent cités sans preuve solide : - Les deux successeurs (Andrew Johnson et Lyndon Johnson) seraient nés un siècle à part — ce qui est exact : 1808 et 1908 —, mais le « jeudi » mentionné dans certaines versions est invérifiable pour le premier. - Le nombre de lettres de leurs noms (13) est correct, mais purement anecdotique. - Enfin, la mention de « sudistes » pour qualifier les successeurs est inappropriée : Andrew Johnson (Tennessee) fut un démocrate unioniste, et Lyndon Johnson (Texas) un sudiste de culture, mais dans un contexte postérieur où le terme a perdu son sens politique initial.
Lecture critique : coïncidence, sélection et illusion de symétrie
Comme le souligne Jean-Pierre Thomas, la plupart des éléments de cette « chaîne » reposent sur trois biais méthodologiques classiques :
- La sélection rétrospective : ne retenir que les faits qui concordent, en écartant ceux qui contredisent la symétrie.
- L’effet de miroir : donner du sens à des coïncidences purement fortuites par la répétition d’un motif (nombres, jours, lettres).
- La projection symbolique : transformer deux tragédies politiques en archétype du destin américain, où la mort du juste s’accompagne d’une “revanche morale” posthume.
Ainsi, ces comparaisons ne relèvent pas d’une falsification volontaire, mais d’une construction mémorielle. Elles participent à une mythologie politique où les grandes figures deviennent interchangeables, selon un schéma cyclique rassurant : « l’histoire se répète ».
Conclusion : entre mythe populaire et histoire critique
Le parallèle Lincoln/Kennedy fascine parce qu’il satisfait notre besoin de structure dans le chaos du passé. Il illustre parfaitement ce que les historiens appellent l’illusion de corrélation : la tendance à voir une intention là où n’existe qu’un enchaînement aléatoire. Les coïncidences existent — certaines sont remarquables — mais elles ne témoignent d’aucune organisation cachée, seulement de la puissance évocatrice des nombres et de la mémoire collective.
L’intérêt historique ne réside donc pas dans la véracité de ces correspondances, mais dans leur circulation culturelle : elles révèlent comment les sociétés modernes reconstruisent leurs figures héroïques, les reliant à un destin commun et à la croyance que l’histoire, parfois, aime se répéter.