La littérature ufologique se plait souvent à citer un certain nombre de personnalités historiques célèbres ayant été témoins d’observations d’ovnis dans le passé.
Parmi celles-ci, l’une des plus fréquemment rencontrée n’est autre qu’Alexandre le Grand.
Tout commence en 1959 avec l’écrivain et commentateur américain Frank Edwards, lorsque celui-ci écrit dans son livre Stranger than Science :
« Alexandre le Grand ne fut pas le premier à les voir ni à les trouver gênants. Il parle de deux étranges vaisseaux qui plongèrent plusieurs fois sur son armée au point que les éléphants de guerre, les hommes et les chevaux paniquèrent et refusèrent de traverser la rivière où s’était produit l’incident. A quoi ressemblaient ces objets ? Son historien les décrit comme de grands boucliers argentés étincelants dont les bords crachaient du feu… des objets qui vinrent du ciel et qui retournèrent dans le ciel. »
(Edwards, Frank. Stranger than science, New York : Lyle Stuart, 1959).
Frank Edwards, comme à son habitude, ne donne pas d’indication précise sur la source de cette affirmation qu’il attribue simplement à « l’historien » d’Alexandre le Grand. Par « historien », nous devons certainement comprendre « biographe ». Certes, mais lequel ? La vie et les conquêtes d’Alexandre le Grand ont en effet été relatées par de nombreux auteurs, modernes comme classiques et les indications d’Edwards sont tellement maigres que cela revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Cette imprécision ne semble pourtant pas gêner outre mesure Raymond W. Bernard qui reproduit telle quelle, en 1964, l’histoire d’Edwards dans son fameux livre sur la Terre Creuse (Hollow Earth, 1964).
Il faut cependant attendre quelques années pour que l’histoire rebondisse et prenne vraiment de l’ampleur. Probablement inspiré par Frank Edwards, l’italien Alberto Fenoglio ajoute ainsi un nouvel épisode inconnu jusqu’alors, l’apparition de « boucliers volants » lors du siège de la ville de Tyr par le conquérant macédonien. C’est ainsi qu’il écrit en 1966 dans le périodique ufologique italien Clypeus que
« Pendant le siège de Tyr, en l’an 332 avant J-C., d’étranges objets volants ont été observés. Johann Gustav Droysen dans son Histoire d’Alexandre le Grand n’en fait pas mention intentionnellement, pensant qu’il devait s’agir d’un fantasme des soldats macédoniens.
La forteresse ne cédait pas, ses murs étaient hauts de cinquante pieds et construits si solidement que les machines de sièges ne pouvaient les endommager. Les habitants de Tyr disposaient des meilleurs techniciens et constructeurs de machines de siège de l’époque et ils interceptaient dans l’air les flèches incendiaires et les projectiles projetés sur la cité par les catapultes.
Un jour, apparurent soudainement au-dessus du camp macédonien des « boucliers volants », ainsi qu’on les a appelés, qui volaient en formation triangulaire à la suite d’un [bouclier] de plus grande dimension, les autres étant plus petits d’environ de moitié. En tout, il y en avait cinq. Le chroniqueur anonyme raconte qu’ils tournèrent en rond lentement autour de Tyr tandis que des milliers de soldats, des deux côtés, s’arrêtèrent pour les regarder avec étonnement. Soudain, du plus grand des « boucliers », sortit un éclair très bref qui frappa l’enceinte et les murs s’effondrèrent. D’autres éclairs suivirent et les murs et les tours fondirent, comme s’ils étaient faits de boue, laissant la voie libre aux assiégeants qui s’engouffrèrent comme une avalanche dans les brèches. Les « boucliers volants » survolèrent encore la cité jusqu’à ce qu’elle fut complètement assaillie et ils s’élevèrent rapidement, se fondant bientôt dans le bleu du ciel ».
(Fenoglio, Alberto. « Cronistoria su oggetti volanti del passato - Appunti Per Una clipeostoria », Clypeus n ° 9 (1er semestre 1966), p. 7. Traduit de l’italien et cité par Drake W.R., Gods and Spacemen in Greece and Rome, Londres : Sphere Books, 1976, pp 115-116).
Là encore, à l’instar de Frank Edwards, Fenoglio ne se soucie pas de mentionner ses sources, donnant lieu à des décennies de confusion quant à l’historicité de ces deux observations supposées d’ovni lors des campagnes d’Alexandre le Grand.
Bien que les deux versions aient en commun Alexandre le Grand et des « boucliers volants », il semble bien, au vu des détails (passage d’un fleuve chez Edwards, siège d’une ville chez Fenoglio) qu’il s’agisse de deux histoires bien distinctes dans le temps. Alexandre le Grand n’aurait donc pas été témoin d’une apparition d’ovni, mais de deux ! Et bien que, quand il mentionne l’histoire dans un article de la Flying Saucer Review en 1970, Gordon Creighton semble ne s’en tenir qu’à la version de Frank Edwards, les deux cas apparaissent de façon bien distincte dès 1976, dans le livre Gods and Spacemen in Greece and Rome de Raymond W. Drake. Aujourd’hui encore, ces deux épisodes se retrouvent régulièrement mentionnés sur Internet, dans des documentaires télévisés sur le sujet et dans d’autres ouvrages ufologiques récents, toujours sans appareil critique ni précision sur les sources.
La version d’Alberto Fenoglio - Le siège de Tyr (332 av. J-C.)
L’énigme posée par Fenoglio étant, à notre sens, la plus facile à résoudre, il convient de commencer notre étude par celle-ci. Dans son article dans la revue Clypeus, il mentionne cinq « boucliers volants » volant en formation triangulaire qui semblent apporter leur aide aux troupes d’Alexandre durant le siège de la cité de Tyr.
Une recherche étendue dans les sources susceptibles de rapporter un tel événement montre que, à l’exception de la littérature ufologique, aucun historien classique ou moderne, et encore moins un biographe d’Alexandre le Grand, ne fait mention d’un tel épisode lors des campagnes de ce dernier. Nous ne nous arrêterons pas à la remarque ahurissante de Fenoglio qui n’hésite d’ailleurs pas à affirmer avec le plus grand aplomb que l’historien allemand Johann Gustav Droysen, auteur d’une Histoire d’Alexandre le Grand (1833) qui fait encore autorité sur de nombreux points, ne fait pas mention de cet épisode sciemment, « pensant qu’il devait s’agir d’un fantasme des soldats macédoniens ». Notons simplement que Raymond W. Drake, lorsqu’il rapporte la version de Fenoglio en 1976, affirme tout le contraire et attribue l’épisode à Droysen par le biais d’un contre-sens malheureux et désastreux.
Malgré tout, si nous remontons à la source la plus proche des événements qui nous soit connue, on peut s’interroger sur cette citation de Quinte-Curce, l’une des principales autorités classiques sur Alexandre le Grand et qui affirme que pendant le siège de Tyr, en 332 avant J-C. (entre les mois de janvier et d’août),
« Par ailleurs, ils [les Tyriens] faisaient rougir des boucliers de bronze (clipei aerei) dans le feu, puis les remplissaient avec du sable brûlant et d’excréments bouillants et les projetaient subitement par-dessus les murailles. Il n’y avait pas de fléau plus redouté car le sable chaud pénétrait entre la cuirasse et la peau. Sans moyen de s’en délivrer car il brûlait tout ce qu’il touchait, les soldats jetaient leurs armes et arrachaient leurs protections, devenant vulnérables et s’exposant aux blessures. »
(Quinte-Curce, Historia Alexandri Magni, lib. IV, cap. V. [Traduction de l’auteur])
Ce passage de Quinte-Curce est bien le seul, parmi tout ce qui a pu être écrit sur le siège de Tyr hors de la littérature ufologique et en particulier dans les sources anciennes, à mentionner des boucliers volants, en réalité des boucliers projetés par-dessus les murailles. Les termes de « clipei aerei » (boucliers de bronze) peuvent, certes, prêter à confusion puisque l’adjectif « aereus » peut également se comprendre comme « aérien », mais le contexte permet ici de trancher sans grande hésitation.
Nous sommes dès lors d’avis que cet extrait a probablement constitué la base textuelle sur laquelle Fenoglio s’est appuyée pour sa propre version. S’agit-il d’une falsification intentionnelle ou d’une mauvaise compréhension du texte original ? Alberto Fenoglio n’est certainement pas un inconnu parmi les mystificateurs et d’autres cas flagrants peuvent lui être attribués. Dans un cas comme dans l’autre, il est certain que la base textuelle de l’épisode décrit par Fenoglio n’a aucun lien avec une observation d’ovni, mais se rapporte plutôt aux moyens de défense utilisés par les défenseurs de la cité. Quoi qu’ait pu être la motivation d’Alberto Fenoglio, il n’est pas exclu de penser qu’il soit tombé sur ce passage de Quinte-Curce en essayant de retrouver la source de l’histoire initiale de Frank Edwards. Revenons donc sur celle-ci.
La version de Frank Edwards - Alexandre en Inde
Un examen attentif de l’événement tel que décrit par Frank Edwards montre qu’il mentionne les éléphants de guerre d’Alexandre.
Il s’agit ici d’un indice particulièrement intéressant puisque l’on sait, grâce aux diverses sources anciennes, qu’Alexandre a commencé à utiliser les éléphants de guerre après sa victoire sur Darius III à Gaugamèles (probablement localisé en Irak, à l’est de Mossoul), le 1er octobre de l’an 331 av. J-C. En supposant que l’observation mentionnée par Frank Edwards ait réellement eu lieu, celle-ci a donc dû se produire après cette date, ce qui nous permet de limiter nos recherches aux campagnes perses et indiennes d’Alexandre, c’est-à-dire dans une fourchette chronologique comprise entre 331 et 323 av. J-C., date de la mort du conquérant.
Malheureusement pour nous, aucun des historiens classiques ayant traité de la vie d’Alexandre ne parle d’un événement qui pourrait ressembler à celui décrit par Frank Edwards. Cela nous laisse avec le second fil des sources possibles, celui qui émane du Pseudo-Callisthène (IVe siècle après J-C) et qui a donné naissance au genre littéraire médiéval incroyablement riche connu sous le nom de « Roman d’Alexandre ». Ce genre, qui puise plus ses racines dans la littérature que dans l’historiographie, a contribué à ajouter à la vie d’Alexandre divers événements merveilleux et prodigieux. Il s’est développé plus ou moins indépendamment en Europe occidentale, dans l’Empire byzantin et même dans le monde arabe, chacun ajoutant sa part de merveilles à la vie du conquérant.
L’un des documents clés dans le développement de ce genre est l’Epistola Alexandri ad Aristotelem (la Lettre d’Alexandre à Aristote) qui se concentre sur les merveilles de la campagne d’Alexandre en Inde. La lettre elle-même est un faux, probablement composé au IVe ou Ve siècle après J-C. La lettre, qui se retrouva par la suite insérée dans le Pseudo-Callisthène, resta extrêmement célèbre durant tout le Moyen Age et une version en Moyen Anglais nous est même parvenue.
La fausse lettre d’Alexandre décrit ainsi les merveilles de l’Inde et mentionnent quantité de rencontres avec des animaux et des êtres étranges. Mais le seul prodige céleste qui y est mentionné est le suivant :
« Immédiatement après, le ciel devint très noir et sombre, et de ce ciel sombre vint un feu ardent. Le feu tomba à terre comme une torche enflammée, et la plaine toute entière se mit à brûler avec les flammes de ce feu. Les hommes dirent alors que c’était la colère des dieux qui s’était abattue sur eux. J’ai alors ordonné que les vieux vêtements soient déchirés et utilisés pour se protéger du feu. Après cela, et une fois que nos difficultés furent apaisées, la nuit fut calme et paisible. »
(Orchard, Andy. Pride and Prodigies : Studies in the Monsters of the Beowulf Manuscript, Cambridge, 1995, p.245)
On en conviendra, ce passage se compare mal à celui de Frank Edwards. Et même en forçant un peu et en admettant qu’ils soient équivalents, la valeur historiographique des documents appartenant au « Roman d’Alexandre » étant plus que douteuse, l’historicité de l’événement n’en serait pas pour autant prouvée.
Nous devons cependant prendre note d’un élément frappant dans la narration de Frank Edwards. Il s’agit de la précision quant au sujet des objets volants supposés, ceux-ci étant décrits comme des « boucliers argentés ». Cette description vaut ainsi la peine d’être comparée au nom d’une unité d’infanterie d’élite de l’armée d’Alexandre, à savoir les Hypaspistes (« Porte-Boucliers ») qui, au début de la campagne en Inde, en 326 avant JC, ont changé leur nom en Argyraspides, c’est-à-dire « Boucliers d’argent », après avoir orné d’argent leurs boucliers. La coïncidence est assez remarquable pour que l’on se demande si le changement de nom des Hypaspistes n’a pas pu conduire à une confusion entre leurs boucliers ornés d’argent et quelques supposés « boucliers argentés » volants.
Ce qui est certain, dans tous les cas, c’est que l’absence de mention d’un événement tel que celui décrit par Frank Edwards dans les sources historiographiques doit nous conduire à considérer ce cas comme extrêmement douteux lui aussi, à l’instar de la version rapportée par Alberto Fenoglio.
La Romance d’Alexandre continue…
En guise de conclusion, il convient donc de constater que ni l’un ni l’autre de ces deux cas ne résiste à une enquête minutieuse dans les sources. Les deux versions, celle de Frank Edwards et celle d’Alberto Fenoglio, font ainsi appel soit à des sources peu fiables ou postérieures dont la valeur historiographique est quasi-nulle, soit à un effort d’interprétation et d’imagination peu conforme aux faits tels qu’ils sont décrits dans les sources exploitables.
Malgré des décennies de confusion au sujet de la véracité de ces histoires, on ne peut toutefois manquer de s’amuser en constatant que ces deux auteurs, ainsi que les ufologues ayant repris l’histoire par la suite sans vérification aucune, se sont, bien malgré eux, inscrits dans la continuité de la Romance d’Alexandre. C’est ainsi, qu’en continuant, dans notre siècle, à ajouter du merveilleux à la vie déjà bien remplie du conquérant macédonien, ils n’ont fait en réalité que prolonger le travail déjà amorcé avant eux par leurs prédécesseurs du Moyen Age. Un bel hommage en quelque sorte…
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Le monde est étrange, vous ne trouvez pas ?