Les savants arabes et le système de numération indienne Au-delà de la légende, divers témoignages confirment cette arrivée des sciences et des chiffres indiens à Bagdad vers la seconde moitié du 18e siècle.
L’astronome Al-Husayn Ben Muhammad Ben Hamid, plus connu sous le nom d’Ibn al-Adami (vers 900), rapporte dans sa Grande Table, intitulée Collier de perles :
"Qu’il se présenta devant le calife Al-Mansur, dans l’année cent cinquante-six [de l’Hégire, soit 776 de notre ère], un personnage venu de l’Inde, très versé dans le calcul et qui possédait un ouvrage où tout son savoir était consigné ( ... ) Le calife Al-Mansûr ordonna que cette œuvre fût traduite en arabe, afin d’aider les musulmans à acquérir une connaissance exacte des étoiles, et que l’on composât, d’après cette traduction, un ouvrage que les Arabes pussent prendre pour base de leurs calculs sur les mouvements des planètes."
Les savants indiens arrivés à Bagdad aux environs de 773 ou 776 avaient donc très probablement rapporté des Indes, parmi les ouvrages sanskrits offerts au calife et à sa suite, le traité astronomique du Brahmasphutasiddhânta, "système révisé de Brahma" écrit par Brahmagupta en 628 alors qu’il n’était âgé que de trente ans.
Les brahmanes, venus à Bagdad en dignes représentants de la civilisation indienne, présentèrent au calife le Brahmasphutasiddhânta et le Khandakhâdya de Brahmagupta, qui contenaient non seulement la méthode des siddhânta (traités d’astronomie), mais aussi le principe de la numération décimale de position, le zéro, les méthodes de calcul, ainsi que les fondements de l’algèbre indienne.
Dans sa Chronologie des savants ( Tarikh al huqama), Abu’l Hassan al-Qifti exprime son admiration pour cette science indienne nouvellement enseignée : "Parmi ce qui nous est parvenu des sciences indiennes, il faut mentionner aussi le traité de calcul numérique reproduit sous une forme plus développée par Abu Jaf’ar Muhammad ibn Musa al-Khuwarizmi ; c’est la méthode de calcul la plus riche et la plus rapide, la plus facile à saisir et la plus aisée à apprendre, elle atteste chez les Indiens un esprit pénétrant, un beau talent de création et la supériorité de discernement et de génie inventif."
Al-Khuwarizm
Le témoignage cité souligne l’importance d’un des plus fameux mathématiciens de la civilisation arabo-islamique : Al-Khuwarizmi, né en 783 à Khiva dans le Kharezm (Perse) et mort à Bagdad vers 850.
Nous savons peu de choses sur sa vie, si ce n’est qu’il vécut à la cour du calife abbasside Al-Ma’mun, peu de temps après l’époque où Charlemagne fut nommé empereur de l’Occident, et qu’il fut l’un des membres les plus importants d’un groupe de mathématiciens et d’astronomes qui travaillèrent à la Maison de la Sagesse, l’académie scientifique de Bagdad évoquée dans le précédent chapitre.
Naissance du mot algèbre
Ce savant est demeuré fort célèbre pour deux ouvrages qui ont largement contribué à faire connaître et à vulgariser les chiffres indiens et les méthodes de calcul ainsi que les procédés algébriques d’origine indienne, aussi bien dans le monde musulman qu’en Occident chrétien. Intitulé Al-jabr wa’l muqâbala (Transposition et réduction), l’un de ces ouvrages était consacré aux procédés fondamentaux de la science algébrique. Il nous est connu dans sa version arabe, ainsi que dans une traduction latine qu’en a donnée Gérard de Crémone au Moyen Âge sous le titre de Liber Maumeti filii Moysi Alchoarismi de algebra et almuchabala.
Ce livre fut extrêmement célèbre en son temps, au point qu’on lui doit le nom même, aujourd’hui adopté universellement, de cette branche mathématique fondamentale que l’on appelle !’"algèbre". Son titre- Al-jabr ... -débute par un mot arabe qui désigne l’une des deux opérations préliminaires qu’il faut effectuer avant la résolution de toute équation algébrique. Le mot al-muqabala désigne l’opération consistant à réduire tous les termes semblables d’une équation.
Le mot al-jabr, lui, se rapporte à l’opération qui consiste à faire passer les termes de l’équation d’un membre à l’autre (de manière à n’avoir que des termes positifs des deux côtés de l’égalité) ; comprimé par la suite en aljabr, ce dernier terme sera traduit en latin par algebra, qui donnera lui-même naissance à notre mot "algèbre’ :
Point de vue étymologie
Le mot al-jabr désigne le médecin qui remet les os en place, le "rebouteux". Il est intéressant de noter que, dans le texte biblique, Jacob devient boiteux après le célèbre épisode connu sous le nom de "Combat de Jacob avec l’ange", et que cette boiterie n’est pas réparée. Cette non-algébraïsation de Jacob nous invite à réfléchir sur le lien qui existe entre les mythes bibliques (et leur interprétation) et la naissance (et l’évolution) des mathématiques.
Livre de l’addition et soustraction
Livre de l’addition et de la soustraction d’après le calcul des Indiens Un des autres ouvrages d’Al-Khuwarizmi portait le titre arabe de Kitab aljami’wa’l tafriq bihisab al hind (Livre de l’addition et de la soustraction d’après le calcul des Indiens). L’original est perdu, mais il reste plusieurs traductions latines réalisées à partir du XII’ siècle.
C’est le premier livre arabe connu où la numération décimale de position et les méthodes de calcul d’origine indienne font l’objet d’explications détaillées, appuyées d’exemples très nombreux.
Comme le premier ouvrage cité, il jouira plus tard dans les pays d’Europe occidentale d’une telle renommée que le noin même de son auteur finira par devenir la désignation générique du système.
Algorithme
Le nom d’Al-Khuwarizmi deviendra d’abord Alchoarismi, puis il se transformera en Algorismi, Algorismus, Algorisme, et enfin Algorithme. Ce nom désignera d’abord le système constitué du zéro, des neuf chiffres et des méthodes de calcul d’origine indienne, avant même d’acquérir l’acception plus large et plus abstraite que nous lui connaissons aujourd’hui.
Sans le savoir, Al-Khuwarizmi a donc ainsi donné le nom de l’un de ses ouvrages à une branche fondamentale des mathématiques actuelles et son propre nom à la science dite algorithmique, qui est aujourd’hui à la base même de l’une des principales activités théoriques et pratiques des ordinateurs. Le mot "algorithme" possède un sens courant qu’il ne faut pas ignorer. C’est la démarche à suivre pour résoudre un problème, mathématique ou autre. D’ailleurs n’y a t il pas un lien avec la découverte mathématique dans le Coran