Logo de l’article : masque tibétain en vente sur la boutique de Jade.
Dans son livre Mystiques et magiciens du Tibet (Plon, 1929, coll. Pocket 1980, 1996), l’exploratrice Alexandra David-Néel (1868-1969) raconte son voyage au Tibet, les légendes qu’elle a entendues et les expériences étranges qu’elle y a pu vivre en suivant le chemin des moines.
L’une de ces anecdotes est intéressante pour comprendre comment fonctionne le monde des esprits :
Un jeune homme de ma connaissance fut envoyé par son maître - un lama de l’Amdo - dans un ravin solitaire, très sombre, qui passait pour être hanté par des êtres malfaisants. Il devait s’y attacher lui-même contre un rocher ; puis la nuit venue, évoquer et défier les déités sanguinaires les plus féroces, celles que les peintres tibétains dépeignent suçant la cervelle des hommes et dévidant leurs entrailles.
Quelque grande que pût être sa terreur, il lui était ordonné de résister à l’envie de se délier pour s’enfuir et de demeurer à la même place jusqu’après le lever du soleil.
Cette pratique est, pour ainsi dire, classique et sert de début à maints novices tibétains sur le sentier mystique (p. 137).
Le but de cette initiation est de rendre incrédule et intrépide le futur moine. Mais certains disciples meurent de peur ou déchirés par un tigre (ou par un démon-tigre).
J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec un ermite de Ga (Tibet oriental), nommé Kouchog Wantchéen, des cas de mort subite survenue pendants les évocations d’esprits malfaisants.
Ce lama ne semblait guère enclin à la superstition et je crus qu’il allait m’approuver lorsque je lui dis :
« Ceux qui sont morts sont morts de peur. Leurs visions sont l’objectivation de leurs propres pensées. Celui qui ne croit pas aux démons ne sera jamais tué par eux. »
A mon grand étonnement, l’anachorète répliqua d’un ton singulier :
« D’après, il suffit de ne pas croire à l’existence des tigres pour n’être jamais dévoré par l’un deux, si l’on passe à sa portée. »
Et il continua :
« Qu’elle s’opère consciemment ou inconsciemment, l’objectivation des formes mentales est un procédé très mystérieux. Que deviennent ces créations ? Ne peut-il pas se faire que comme les enfants nés de notre chair, ces enfants de notre esprit échappent à notre contrôle et qu’ils en viennent, soit avec le temps, soit soudainement, à vivre d’une vie propre ?
« Ne devons-nous pas aussi considérer que s’il est possible d’engendrer ceux-ci, d’autres que nous possèdent le même pouvoir et, si de tels tulpas (créatures magiques) existent, est-il extraordinaire que nous prenions contact avec eux, soit par la volonté de leurs créateurs, soit parce que nos propres pensées ou nos actes produisent les conditions requises pour que ces êtres manifestent leur présence et leur activité ?
« Comme comparaison, imaginez une rivière et, à quelques distances de sa rive, une pièce de terre sèche où vous demeurez. Les poissons ne s’approcheront jamais de votre habitation. Mais creusez un canal entre la rivière et l’endroit où vous vivez, et, au bout de ce canal, un étang. Alors, avec l’eau qui coulera et remplira ce dernier, les poissons viendront aussi de la rivière et vous pourrez les voir nager devant vous.
« Il faut se garder d’ouvrir des "canaux" à la légère. Peu de gens se doutent de ce que contient le grand fond de l’univers qu’ils mettent en perce inconsidérément. »
Et plus légèrement, il conclut :
« Il est nécessaire de savoir comment se défendre contre les "tigres" dont on est le père et, aussi, contre ceux que d’autres engendrent. » (pp. 138-139)
Cela peut-il éclairer le rôle des prières que l’on trouve dans le livre des morts tibétain - et de son équivalent égyptien ?