Nietzsche avait raison : l’existence du "Je" dans l’affirmation "J’existe" n’est pas une nécessité.
Dans Par-delà le bien et la mal [1], Nietzsche remarque que la pensée vient d’elle-même : il n’y a pas de moi qui veuille penser. La pensée est un acte involontaire, quelque soit l’objet de cette pensée. A la rigueur, on peut dire que le moi est un objet parmi d’autre. La pensée peut certes se rendre compte qu’elle est, mais elle existe indépendamment de ce fait. Donner un sujet à la pensée consiste déjà à interpréter le phénomène de la pensée. On lui applique une logique grammaticale : "Penser est une activité, il faut quelqu’un qui agisse, par conséquent…" [2].
Nietzsche voit dans cette erreur méthodologique une erreur fondamentale. Il lui donne pour origine l’atomisme de Leucippe et de Démocrite. Croire que l’énergie réside dans une parcelle de matière revient à une croyance superstitieuse : croire que sa force provient d’un objet, que les éclairs sont dus à Zeus et que le visible doit être expliqué par du visible. Leucippe voulait déjà donner à chaque effet une cause, et Démocrite peut être appelé le père du matérialisme. Nietzsche, sans être un idéaliste, refuse et les abus de la logique et les conclusions hâtives : rien ne prouve l’existence du moi.
Parce que Nietzsche donne à la pensée une existence autonome, peut-on parler de monade de la pensée ? Parce qu’il attribue à la pensée la source du moi, peut-on dire qu’il rejoint Freud ? Parce qu’il place le phénomène de la pensée avant la structure de la psyché, peut-on dire qu’il rejoint Sartre dans sa célèbre phrase, L’existence précède l’essence ? Autant de questions qui nous amènent à réfléchir sur le statut du "Je".
Nietzsche décrit le fonctionnement de la pensée comme un mouvement : parce que la pensée se meut, elle n’a pas d’attache. Dès lors, la conception d’un moi immobile est contradictoire. Le moi ne devrait pas pouvoir se référer à lui-même. S’il était du domaine de la pensée, il devrait toujours se sentir autre. Le moi ne se sent pas et ne se pense pas de lui-même : il est nécessairement pensé au travers du cogito ergo sum. Ainsi, Nietzsche renverse l’évidence première : ce n’est plus la conscience de soi qui est première, mais la pensée. C’est donc la pensée qui crée le mouvement nécessaire pour la pensée du « Moi, je ». Le moi est une altération de la pensée. On pourrait aussi en déduire que le moi comme une entrave au fonctionnement de la pensée ou un symptôme de son mauvais fonctionnement. En réalité, c’est une illusion : il n’existe même pas [3].
Fondamentalement, le moi n’a pas plus d’existence que la matière. Nous ne repérons la pensée qu’à des moments saillants où les pensées s’agitent ou changent de rythme, et les forces de l’univers ne sont repérées comme forces qu’au moment où elles créent une perturbation perceptible. Les expériences servent à cela. Il ne viendra pas à l’idée à la nature, par exemple, de répéter mille fois le même exercice pour que l’homme comprenne enfin de quoi il s’agisse. La nature n’est pas une expérience. Elle peut être considérée comme une force physique en propre.
La pensée comme les forces physiques sont la plupart du temps discrètes, de faible amplitude, condition nécessaire à l’élaboration d’une stabilité relative, stabilité relative que dans un cas où nommera "Je" et dans l’autre "matière".
Pourtant, il suffira à l’individu de subir de trop fortes pressions pour qu’il devienne fou. Le « Je » devient inapte, la stabilité n’est plus de mise. Seule le mouvement peut le sauver. S’il précède la folie, il a encore une chance. Sinon, l’illusion le tuera. Il suffit aussi de changer quelques paramètres seulement pour que la vie sur terre s’éteigne : la luminosité, la chaleur, la quantité d’eau. Il suffira aussi d’une chute de météorite, événement courant dans le cosmos, pour obtenir le même effet. Plus simplement, on peut dire de la matière qu’elle est fort malléable et que dans sa plus grande généralité, elle s’adapte au vide, à la chaleur et à la pression. Elle est gaz, liquide ou solide, elle est molécule ou atome, pluriel ou singulier, mais elle continue d’être, et c’est cette existence qui est la seule pour Nietzsche à détenir le statut ontologique. Son idée, si on lui donne valeur de doctrine, atteste les conclusions d’Héraclite et élargit la pensée de Hegel.
La pensée, comme la matière, s’adapte à son environnement. La pensée a la capacité de s’imprégner d’objets, de concepts et d’émotions. C’est le fameux diptyque de la noèse et du noème. La pensée s’attache nécessairement. Les objets auxquels elles s’attachent dépendent généralement de l’environnement, mais lorsque la pensée pense par elle-même, elles s’attachent aussi aux événements les plus significatifs de sa mémoire. La pensée semble être avant tout une capacité qualitative.
Ceci accepté, plusieurs questions se posent :
- D’où viennent le « Je » et la « matière » si ce sont des illusions ?
- Si la pensée n’appartient pas à un « Je », le domaine de la pensée est-il concevable en dehors des individus, comme l’inconscient collectif de Jung ?
- Si des lois régissent la matière, quels sont celles qui régissent le domaine de la pensée ?
- Si ces lois, selon Nietzsche, ne sont que des forces en action, quelles sont les forces qui agissent dans le domaine de la pensée ?
Si « Je » n’est pas sujet, et s’il n’y a pas de sujet, qu’en est-il de la notion de sujet ? Le drame identitaire ne détient-il pas la clef de l’acte de penser ? Puisque le « Je » ne se suffit pas à lui-même pour être quelque chose, il se meut vers le monde qui est, lui. Il s’imprègne ou plutôt il s’accapare le monde en pensée, il se substitut à lui par imagination. En pensant, « Je » devient pensée, il cesse d’être conscience. Il continue de s’interroger, mais il ne s’interroge plus sur lui : il s’interroge sur le monde. Le cogito ergo sum de Descartes se réduit à une prise de conscience éphémère, car la plupart du temps, c’est l’inconscient qui domine l’esprit, de même que ce sont les forces invisibles qui dominent la matière.
La matière aurait donc le même statut que le moi. Placée au-dessus de la réalité (les forces physiques), la matière est une représentation de la réalité. Cette représentation n’est pas due aux organes de sens, car ceux-là aussi dépendent du mode de représentation choisi. Sous cet angle, on peut considérer le cerveau comme un organe de sens.
Penser quelque chose à propos du monde suffit-il pour créer une représentation du monde en général ? D’autres modes de pensée permettent-ils de voir le monde autrement ? Les organes des sens seraient différents, et avec eux le corps et les capacités physiques. Peut-on dire que l’homme est différent de l’animal par le mode de représentation qu’il a du monde ? Dans ce cas, chaque espèce appartiendrait à un même mode de représentation, de sensation et d’action que les autres espèces ne partageraient pas.
Si l’on revient à l’idée énoncée plus haut que la pensée et la matière partagent les mêmes propriétés, c’est-à-dire leur passivité par rapport à des forces invisibles, alors la question se pose de la raison de leur séparation. On nous répondra que la pensée et la matière ne se situent pas sur le même plan, que les forces de l’inconscient différent de celles qui animent la matière. Au nom de quoi ? La séparation est d’ordre ontologique. L’essence de la pensée diffère de celle de la matière. Au lieu d’une opposition, on peut parler d’une variation. D’où vient l’altération, pour répondre un terme de Nietzsche ? Du moi. Par le processus d’individualité, le « Je » s’exclut du monde, ou plus précisément : il sépare le monde matériel de celui de la pensée. Les tenants du mahâyâna [4] ne disent pas autre chose : l’homme est un et cet un est le monde.
Pour Heidegger et Sartre, la conscience est une négation. Elle comble le vide laissée la pensée de quelque chose. Car la pensée est intentionnelle par nature, elle tend vers le monde sans le rejoindre complètement. L’intelligence (logos) rend le monde compréhensible, c’est-à-dire qu’il devient accessible à la pensée, mais la réconciliation entre la conscience et le monde matériel ne se fait pas. Sans quoi la télékinésie, la lévitation et le pouvoir de passe-muraille deviendraient possible. Pourquoi cela ?
La première hypothèse serait de dire que la conscience, aussi large fut-elle, n’atteindra jamais la profondeur que l’inconscient.
La seconde hypothèse serait de dire que le monde réel est le « monde du dessous » . Il ne peut pas y avoir recoupement entre deux ordres de grandeur différents. On ne fait pas passer un chameau par le trou d’une aiguille.
La troisième hypothèse semble la plus critique : la conscience est séparée du monde par l’intelligence même qu’elle en a. En effet, la conscience ne comprend pas le monde sans l’outil de la pensée. Or, cette pensée crée une représentation du monde qui n’est pas le monde. En définitive, ce que comprendra la conscience, ce sera le logos et non le monde. Les nihilistes penseront qu’on devrait se limiter à cette seule représentation, le reste étant inaccessible.
Mais peut-être que ce monde n’est pas si éloigné du « Je » qu’on veut bien se le représenter. Puisque « Je » est une illusion, cela signifie qu’il n’y a jamais eu séparation [5]. Nous nous trouverions simplement à un autre ordre de grandeur, dans une ombre, dans un pli de la réalité. Dès lors, on ne devrait plus chercher le lien entre le corps et l’esprit, l’articulation entre la pensée et le geste, entre l’image et le mouvement. La vie courante montre à quel point nous résolvons tous les jours des paradoxes.
Pourtant, l’illusion de l’individualité perdure. Nietzsche ne lui accorde aucun statut ontologique. Comment faut-il comprendre dans cette altération ? S’il existe un mouvement discordant entre la pensée et le monde physique [6], il doit exister un élément qui entretient cet état de fait. Ne nous parlerons pas d’un sujet, mais d’une autre force sous-jacente : ce qui dure, c’est-à-dire la durée bergsonienne, le temps.
Le temps peut-être ami ou ennemi, il peut entretenir la séparation apparente ou amener apparemment à la réconciliation. Le temps est un espace gigantesque. Le temps est lié au monde, il est donc lui aussi illusion, à moins de le considérer comme une force aussi réelle que les autres forces de la physique. Par "temps", ne faudrait-il pas parler de chaos ou d’entropie, ce que les nominalistes appelleraient vie et mort ? Mais si le temps est illusion, il faudra considérer la vie et la mort comme des illusions : si tel segment de temps n’est pas, alors le début, la naissance, et la fin, la mort, ne sont pas non plus. Cette hypothèse rassurante (la réincarnation et la vie après la mort deviennent possibles) suppose cependant que la réalité soit un calcul sans erreur, une machine sans panne ou une production sans gâchis.
Pour Nietzsche, le gâchis ne fait pas de doute, il se montre partout où l’on regarde, il est égale à l’injustice, à l’inégale, à la violence, il est la manifestation de la force, la condition de la liberté. Il n’y a pas à prouver que le gâchis existe, c’est le contraire qui doit être prouvé. Or, la mort d’un homme n’a pas plus de « sens » qu’un insecte qu’on écrase sans le voir, dit-il. La nature est aveugle. Le « sens » n’est jamais donné par la nature mais par l’homme qui meurt et son entourage. Il n’existe pas de « sens » à la mort, parce que le sens de la vie n’est pas dans la mort, mais dans la vie seulement. C’est la vie qui fait sens et qui prend pour elle tout le sens. Tout ce qui ne vit pas n’a pas de sens, mais ce n’est pas parce que ça ne vit pas que ça n’existe pas. Ce qui existe mais ne vit pas, comme un pierre ou un insecte écrasé, c’est cela qui n’a pas de sens, c’est cela le gâchis. Le temps lui-même est un gâchis, que les physiciens appellent entropie. Par analogie, nous pourrions dire que les pensées altèrent la conscience humaine.
En appliquant cette réflexion à la pensée de Nietzsche, on comprendra peut-être mieux ses opinions sur le non-sens de la mort et la toute puissance de la vie. La volonté de puissance pour laquelle il bataille, comme si l’issue était incertaine, est aussi celle qu’il prophétise dans Ainsi parlait Zarathoustra. Il sait que la morale humaine est un mensonge, il sait en même temps que le mensonge est nécessaire à l’homme [7]. Il est en cela le précurseur de Freud, qui devait faire le constat, à la fin de sa carrière, que tous les hommes étaient certes névrosés, mais qu’il était impossible de les soigner sans saper les bases de la civilisation.
En choisissant de s’attaquer au fondement de la pensée, Nietzsche choisissait explicitement de s’attaquer au fondement du cartésianisme, du cogito et du doute philosophique. L’homme ne peut pas trouver en lui-même le fondement de sa pensée, à moins d’affirmer le sujet du cogito comme un être nécessaire. Ce faisant, il ne ferait que nier le passage du temps, l’obligation de penser au travers de celui-ci - quelque soit la méthode utilisée - et d’oublier sa propre existence pendant le temps du sommeil. Si Descartes arrive effectivement à fonder sa philosophie sur le cogito, c’est à la condition de croire en Dieu, un être parfait qui ne serait pas soumis au temps - ce en quoi Nietzsche ne croit pas.
Peut-on vivre sans fondement, sans nécessité, sans repère, par-delà le bien et le mal ? Oui, si on évite de juger et si l’on s’en tient aux états de faits. Non, si l’on remplace un absolu par un autre : Nieztsche continuait à militer pour la volonté de puissance alors qu’il devenait lui-même faible et impotent.
Pour résumé, la division de la conscience et de la pensée que propose Nietzsche est entièrement valable du point de vue de la vie et de la volonté de puissance, mais elle devient une altération de la réalité quand elle empêche l‘homme d‘agir comme si « Je » était le bien le sujet du verbe « penser ». L’homme doit considérer cette altération de la réalité comme une nécessité de la nature humaine, la condition sine qua none de sa représentation du monde ; Cette limitation donne un sens aux termes d’indicible, d’inconnaissable ou de Dieu. De manière ironique, cette limitation donne également un sens à la négation de Dieu. Nietsche n’annonce-t-il pas que Dieu est mort ?